[singlepic id=633 w=320 h=240 float=left]La négociation sur l’encadrement des dépassements d’honoraires a révélé que le contrat social, conclu entre les médecins libéraux et la société, ne tenait plus la route. La médecine libérale est confrontée à une crise de solvabilité et de légitimité. La Mutualité a profité de la circonstance pour rappeler qu’elle est prête à devenir un financeur majeur de la santé, mais à ses conditions, qui sont d’être un assureur et un gestionnaire du risque à part entière.
Les opposants à l’avenant n°8 de la convention médicale – publié au Journal officiel le 7 décembre – qui encadre les dépassements d’honoraires vont-ils rendre les armes après l’échec de leur grève – il n’a pas fallu plus de 4 jours pour que les chirurgiens retournent à leur bloc – et de leur manifestation du début décembre, qui a rassemblé moins de 2000 personnes malgré l’appel en renfort des kinésithérapeutes et des opticiens.
Une revendication inaudible
Ce mouvement était, en réalité, voué à l’échec. Dans une France affaiblie – 5 millions de chômeurs, 8,5 millions de pauvres, 1 million de sans abri – en quête de compétitivité industrielle, à la croissance zéro et en pleine négociation sur la flexibilité du marché du travail, la revendication de chirurgiens et d’anesthésistes de pouvoir appliquer des dépassements d’honoraires sans limite et sans contrôle n’est pas audible. Un tel mouvement à un tel moment était une faute sociale et une erreur politique. D’ailleurs, il n’a reçu aucun soutien de la part de l’opposition, alors que normalement une contestation de médecins contre un gouvernement de gauche est du pain (au chocolat ?) béni pour la droite. Pour autant, cet accord, accouché au forceps, soulève des questions et renvoie au statut et à la place des médecins de ville dans la société. Le statut actuel de la médecine ambulatoire remonte en 1969 et à un accord national qui fixe les principes d’une médecine libérale et sociale. Libérale parce que les médecins restent des professionnels libéraux conservant leur liberté d’installation et de prescription. Sociale parce que des tarifs négociés sont mis en place et la liberté d’honoraires est encadrée par des droits aux dépassements aux règles précises. Cet accord général – fondé sur des principes forts – sera mis en musique par une convention nationale signée en 1971, qui se substitue à un système de conventionnement départemental très inégalitaire : d’abord parce que les tarifs opposables sont variables d’un département à l’autre, ensuite parce qu’il n’existe pas de convention sur tout le territoire et enfin parce qu’assez peu de médecins acceptent le conventionnement. Pour attirer les médecins dans ce conventionnement national, l’Etat aligne les honoraires opposables sur le niveau le plus élevé constaté sur le territoire et propose une carotte aux médecins qui s’engagent : la prise en charge de 2/3 de leurs cotisations sociales par les caisses d’assurance-maladie, « une niche » sociale que la Cour des Comptes, dans son dernier rapport sur la Sécurité sociale, évalue à 2,2 milliards d’euros. Le pari est gagné : rapidement 90 % des médecins rejoignent la Convention nationale avant d’être 99 %, une proportion stable au fil des ans et des crises du système conventionnel. [singlepic id=629 w=280 h=180 float=left]Jacques Chaban-Delmas (photo), qui engage cette action ambitieuse, est le Premier ministre de « la nouvelle société », dirigeant une France triomphante, celle des 30 glorieuses, du plein emploi, de la croissance à la chinoise d’aujourd’hui (5-6-7%), de l’industrialisation conquérante, des réalisations et des projets ambitieux, du paquebot France au Concorde en passant par les sous-marins nucléaires et la fusée Ariane. C’est aussi la France post mai 68 qui s’est conclu par un nouveau contrat social avec des avancées majeures en termes de salaires, de droits du travail et de protection des salariés. C’est aussi la France de la modernisation du système de santé, celle qui construit des hôpitaux à tour de bras, notamment les CHR, et multiplie les facultés de médecine dans lesquelles s’engouffrent des milliers d’étudiants assurés d’en sortir médecins, le numerus clausus n’existant pas.
La culbute de l’an 2 000
Avec cet accord sur la médecine libérale et sociale, tout le monde est gagnant. Les médecins ont un statut social en or massif : libéraux indépendants avec une activité garantie et solvabilisée. Les Français ont un accès égal et sans limite aux soins. L’Etat remplit sa mission de modernisateur économique et social. Il faudra moins d’une décennie pour que les lignes de force de l’accord volent en éclats. Une décennie qui a vu deux chocs pétroliers, la croissance se casser, le chômage exploser et l’industrie commencer sa descente aux enfers avec la fermeture des mines de charbon et le 1er plan de restructuration de la sidérurgie. Boulogne-Billancourt commence à désespérer et Florange perd (déjà !) son moral d’acier. La France ne le sait pas encore, mais au tournant des années 80 elle sort des 30 glorieuses décrites par Jean Fourastié pour entrer dans l’ère des 30 piteuses, selon l’expression de l’essayiste Nicolas Baverez (photo).[singlepic id=630 w=180 h=120 float=right] La Sécurité sociale est virtuellement en faillite. Il n’est plus possible de financer la folle expansion des dépenses de santé. Sauf qu’entre temps, les hôpitaux en chantier sont sortis de terre et les milliers d’étudiants des années 60-70 achèvent leurs études et rêvent à 90 % de s’installer et de visser leur plaque pour exercer cette médecine libérale et sociale si prometteuse. Le nombre de médecins a doublé au cours de la décennie écoulée et les projections démographiques annoncent une nouvelle culbute d’ici à l’an 2000 où le nombre de médecins devraient atteindre 200 000, une perspective jugée alors apocalyptique. Pour endiguer cette marée montante, le numerus clausus est instauré en tout hâte en 1979. Les termes du grand deal de 1969 ou plus exactement ses éléments contextuels sont dépassés. Il serait nécessaire de remettre à plat le système. Mais, la France est ainsi faite qu’on ne remet jamais en cause les situations acquises. On préfère contourner l’obstacle en négociant des petits arrangements qui sont autant de bombes à retardement. Le secteur à honoraires libres est le type même de cette approche. La bombe, amorcée en 1980, vient d’exploser. Ce projet de secteur à honoraires libres a été imaginé pour contrer celui d’enveloppe globale comme cela a été raconté ici. Sans en avoir conscience ou sans l’avouer, ses concepteurs ont ouvert ainsi une brèche dans la dimension sociale de l’accord de 1969 puisque, par nature, des honoraires libres non encadrés autrement que par la règle déontologique floue du tact et mesure constituent un coup de canif dans le contrat d’égal accès aux soins.
Le mur de Derlin
Mais, à ce moment, un élément régulateur majeur limite ce risque : la démographie médicale en pleine expansion et menaçant d’être pléthorique. Soumis à la concurrence, les médecins – qui sont au départ assez peu nombreux à avoir choisi le secteur II – usent raisonnablement de leur liberté. D’autant que, dans la conception de ses initiateurs et dans la pratique de ses pionniers, le secteur II correspondait aussi à une volonté d’échapper à la course à l’acte et au stakhanovisme pour pratiquer une médecine plus lente, fondée sur une écoute et une disponibilité plus importantes. L’option secteur II était choisie par des médecins installés à la réputation établie et à la patientèle fidèle. Au cours des années 80, il n’y aura aucun débat sur l’inégal accès aux soins lié au développement du secteur II. Plusieurs rapports souligneront même que les médecins exerçant dans ce secteur n’ont pas de revenus substantiellement supérieurs à ceux des médecins du secteur I, équilibrant leurs dépassements d’honoraires par la diminution de leurs volumes d’activité. Autorégulé, le secteur II avait conquis sa légitimité dans le paysage médico-économique. Mais ce bel équilibre ne va pas durer longtemps non plus. Au fil du temps, pour préserver la dimension sociale de la médecine et croyant ainsi limiter la progression des dépenses de santé, les gouvernements et l’assurance-maladie vont s’employer à bloquer ou à faiblement revaloriser le niveau des tarifs opposables, tout en renforçant le contrôle sur les prescriptions de médecins. Pour échapper à cette double étreinte, les médecins sont de plus en plus nombreux à rejoindre le secteur à honoraires libres, aussi bien les « anciens » que les nouveaux installés. Au lieu de s’interroger sur cette forme d’évasion tarifaire et de remettre le système à plat, l’Etat prendra une mesure autoritaire, en 1990, en fermant l’accès au secteur II aux généralistes mais en laissant aux spécialistes des « check point » dans ce qui était alors « le mur de Derlin », du nom de l’ancien président de la Caisse nationale d’assurance-maladie. Aujourd’hui, le secteur à honoraires libres est accessible aux seuls nouveaux spécialistes et ils ne s’en privent pas. La moitié d’entre eux, toutes spécialités confondues, le choisissent et cette proportion monte à 80% dans certaines spécialités comme la chirurgie.
Disparition des régulateurs originels
Le problème est que les éléments régulateurs originels ont disparu. De croissante et équilibrée, la démographie médicale est devenue décroissante et déséquilibrée. D’un coté, il y a les déserts médicaux et de l’autre les zones urbaines dans lesquelles se concentrent une très forte proportion de médecins à honoraires libres. Pour les médecins, il ne s’agit plus de pratiquer une médecine d’écoute, mais d’échapper à un carcan économique et ce ne sont plus seulement des médecins expérimentés qui pratiquent des honoraires libres, mais aussi de jeunes praticiens, tout frais émoulus de faculté, à la réputation non établie. Peut-être plus que la réalité économique – les dépassements d’honoraires représentent 2,5 milliards d’euros – le problème des dépassements d’honoraires est d’avoir perdu leur légitimité sociale et médicale. Les dépassements d’honoraires ne correspondent plus à une volonté de pratiquer une médecine de qualité supérieure mais seulement à une volonté de gagner plus dans un contexte où la patientèle est captive du fait de la démographie médicale déséquilibrée et décroissante. Le problème est à la fois politique et économique. Politique, parce qu’il s’agit d’encadrer cette pratique, ce qui est l’objet du fameux avenant n°8. Economique, parce qu’il s’agit soit de sortir de l’équation infernale blocage des tarifs opposables = dépassements toujours plus importants, soit de solvabiliser les dépassements.
[singlepic id=631 w=180 h=120 float=left]Le syndrome du hamburger
Il est clair qu’en cette période de crise profonde, la réévaluation des tarifs opposables est simplement inenvisageable encore qu’il soit nécessaire de distinguer les actes techniques des actes cliniques. Les premiers ont bénéficié d’une remise à plat de leur valeur avec la CCAM-technique et l’avenant n°8 a donné un petit coup d’accélérateur à l’application de cette nomenclature. En réalité, le cœur du sujet est la consultation, l’acte clinique par excellence. Il a été démontré l’impérieuse nécessité de créer une nomenclature des actes cliniques valorisant les consultations en fonction de leur contenu médical. Mais la consultation à 23 euros – la porte d’entrée dans le système de santé – est atteinte du syndrome du hamburger. Les plus grands économistes calculent les différences de pouvoir d’achat dans le monde à l’aune du prix du steak haché coincé entre deux tranches de pain, vendu par une célèbre chaine de fast-food américaine. Combien d’heures ou de minutes de travail faut-il à un Canadien, un Congolais, un Chinois, un Thaïlandais, un Allemand, etc. pour se payer ce sandwich aux vertus dégustatives et diététiques par ailleurs contestées ? La consultation médicale est devenue le hamburger français, l’étalon de mesure de l’évolution du pouvoir d’achat. Comme le fameux sandwich, elle doit demeurer accessible à tous. A 23 euros, elle correspond à 3 heures 12 mn de SMIC net. En 2006, elle était à 21 euros, soit 3 h 23 mn de SMIC net, ce qui montre une certaine stabilité de la valeur de la consultation mesurée en équivalent pouvoir d’achat. Il serait possible de faire la même démonstration en prenant comme référence le salaire médian.
Solvabiliser les dépassements d’honoraires
Ainsi, le mot d’ordre est « touche pas à ma consultation ». Outre les difficultés techniques et le coût de mise en place d’une CCAM-clinique, le risque de mise en cause de ce totem explique ce blocage, alors même que le principe de la nomenclature des actes cliniques est inscrit dans la convention médicale. Il reste donc l’autre hypothèse, celle de solvabiliser les dépassements. Depuis quelques années, tous les regards se tournent vers les complémentaires, et en particulier les mutuelles et leur puissance financière supposée illimitée. On ne compte plus les rapports et les études préconisant de leur accorder une plus large place dans le financement des dépenses de santé. Il est même envisagé qu’elles se substituent à l’assurance maladie obligatoire pour couvrir ce qu’il est convenu d’appeler le petit risque – un concept juridiquement flou et médicalement absurde – qui regroupe grosso modo les soins de ville. Dans ce but plus ou moins avoué, les complémentaires – assureurs et mutuelles – ont été regroupées dans l’UNOCAM, un mariage forcé et quelque peu contre nature. De fait, ces deux composantes n’ont ni les mêmes objectifs, ni les mêmes stratégies. La Mutualité entend devenir un acteur à part entière du financement, justement en se substituant partiellement à la sécurité sociale. « Les privés » entendent rester sur la partie complémentaire du risque, contenir la progression de la part non remboursée par l’assurance-maladie de base et se positionner sur « des niches » et des produits d’appel à cheval entre le sanitaire et le bien-être.
Vers des réseaux de soins à la française
Participant aux négociations sur l’encadrement des dépassements d’honoraires, la Mutualité s’est engagée à les financer, mais une autre négociation doit définir les conditions de cette participation. Il y a une énorme ambiguïté dans cette affaire. D’un coté, l’Etat, l’assurance-maladie et les médecins attendent des mutuelles qu’elles soient des payeurs aveugles auxquels on présente la facture qu’ils doivent payer sans barguigner. La Mutualité ne l’entend évidemment pas de cette oreille. Si elle entre dans le jeu, c’est pour être un assureur à part entière, c’est-à-dire un gestionnaire de risque. Pour ceux qui n’auraient pas compris, elle a abattu ses cartes et envoyé un coup de semonce avec la proposition de loi sur les réseaux de soins. Déposée par deux députés, ancien responsables de la Mutualité, ce texte comportait à peine 3 articles dont le plus important précisait que les mutuelles et les assurances complémentaires pouvaient moduler – en réalité augmenter – le niveau des remboursements « lorsque l’assuré choisit de recourir à un professionnel de santé, un établissement de santé ou un service de santé avec lequel les mutuelles ou les fédérations ont conclu une convention ». Face au tollé suscité par ce texte, la proposition a été amendée, avant d’être votée fin novembre, pour ne plus concerner que les dépenses d’optique. Il n’en reste pas moins que cette loi pose les bases de véritables réseaux de soins à la française dans lesquels médecins et établissements de soins seront agréés par l’assureur et exerceront sous son œil vigilant. Le message est clair et il faut être bien naïf pour croire que les complémentaires ouvriront leurs coffres sans contrepartie. Les prochaines négociations sur la solvabilisation des dépassements d’honoraires et plus généralement des prestations sanitaires non remboursées risquent d’être mouvementées.
Philippe Rollandin