L’action de Marisol Touraine au ministère de la santé est marquée par une double volonté : d’une part de ne pas heurter la citadelle hôpital et, par voie de conséquence, de ne rien faire pour remédier aux dysfonctionnements du système de santé; de l’autre, d’incarner une politique de gauche avec des « marqueurs » tels que le tiers-payant, l’encadrement des dépassements d’honoraires et la protection universelle maladie. Cet immobilisme est une stratégie de François Hollande qui a absolument besoin de calme social pour mener sa politique social-libérale qui heurte une partie de la gauche. Explications.
Le PLFSS 2016 a été voté, dans l’indifférence générale, mardi 27 octobre par l’Assemblée nationale avant d’être examiné par le Sénat à partir du 4 novembre où il connaitra le même succès. Il est vrai que ce budget de la Sécu ne comporte aucune mesure ou disposition majeure et conflictuelle. Comme prévu, l’ONDAM est resserré à 1,75 % et, pour faire entrer les dépenses dans cette petite enveloppe, le médicament est – comme d’habitude – mis à contribution. Au grand dam de l’industrie pharmaceutique, mais c’est sans doute le prix à payer pour son lobbying réussi dans le détournement du projet de transparence de l’information sur le médicament. En fait, la seule mesure innovante de ce budget est la Protection universelle maladie (PUMA), dont l’objectif est d’éviter toute rupture de couverture en cas de changement de statut professionnel, familial ou résidentiel. La qualification d’ayant droit disparait et la carte Vitale – qui pourra être obtenue dès l’âge de 12 ans – sera personnelle et universelle. Toute personne résidant en France – Français et étrangers en situation régulière – aura un accès à la prise en charge ou au remboursement de ses frais de santé. Dans le fond, cela ne change rien aux droits mais cela inverse la charge de la preuve en créant une sorte de présomption d’assuré. Personne – même dans l’opposition – ne s’est opposé à cette disposition mais personne n’a vu ou n’a voulu en voir les implications.
Changement de paradigme
Pourtant, comme le note Didier Tabuteau, titulaire de la chaire santé à Science-Po Paris, la PUMA est « un changement de paradigme. L’Assurance-maladie passe d’une assurance sociale à une prestation universelle ». Cette mutation pose la question du mode de financement et de gestion du système.
La logique voudrait qu’à prestation universelle corresponde un financement universel. Or, celui-ci repose sur une logique assurantielle. Ce sont les cotisations sociales – assises sur le travail – qui assurent majoritairement (65 %) le financement des dépenses de santé. La Contribution sociale généralisée (CSG) est abusivement présentée comme un impôt, alors qu’il s’agit d’une sorte de 2e cotisation sociale. Son assiette est certes élargie à d’autres revenus, mais une partie en est déductible.. des revenus. Bref, c’est une petite usine à gaz dans laquelle plus personne ne s’y retrouve. Et que dire de la Contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS) qui assure le financement de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) – dans laquelle est versée chaque année le déficit de la SS – si ce n’est qu’il s’agit d’une troisième cotisation sociale.
Bousculer les situations acquises
La mise en place de la Protection universelle maladie (PUMA) – qui officialise le fait que l’on est définitivement passé d’un système bismarckien à un système bevedrigien – devrait être l’occasion de clarifier la situation et de mettre en conformité le droit avec la réalité : * fiscaliser le financement de la santé, comme cela a été fait pour les allocations familiales au motif précisément qu’elles sont… universelles. * en finir avec la fiction des Caisses professionnelles (RSI, MSA) et des micro-régimes particuliers (des auteurs-compositeurs, des artistes et autres danseurs de l’Opéra) d’assurance-maladie et créer un véritable régime général et universel, doté d’un statut d’opérateur public.
En attendant, sur le plan politique, avec ce PUMA, la gazelle Touraine boucle la boucle de son passage au ministère de la Santé. Comme nous l’écrivions en 2012, dès sa nomination au lendemain de l’élection de François Hollande, Marisol Touraine n’a rien fait, dans le fond, pour le système de santé. Aucun des dysfonctionnements, des blocages, des lourdeurs et des problèmes organisationnels et économiques n’a été ni résolu, ni même traité. La grande idée de médecine de réseau, lancée en 2013, est restée au stade des principes, faute de mise en place de l’outil majeur d’un fonctionnement en réseau : le DMP.
Il serait facile de dénoncer cet immobilisme, mais ce serait injuste parce que réformer le système de santé n’était pas la feuille de route de Marisol Touraine.
Une réforme de fond aurait consisté à bousculer les situations acquises et faire bouger des institutions, en particulier l’hôpital. Or, celui-ci est un chaudron ardent qu’une simple flammèche peut embraser et un gouvernement – surtout de gauche – redoute par-dessus tout un conflit à l’hôpital avec ses 800 000 agents et sa forte implantation syndicale. Cette sensibilité s’illustre avec le dossier des 35 heures, source de beaucoup de difficultés organisationnelles dans les établissements et bombe à retardement budgétaire avec les comptes RTT. Martin Hirsch (photo), le directeur général des Hôpitaux de Paris était parti bille en tête sur ce sujet en annonçant qu’il fallait casser les 35 heures pour sauver 4000 emplois à l’AP-HP. Un projet sur lequel il n’avait bénéficié que d’un soutien distancié du gouvernement. Quelques jours de grèves ponctués par des manifestations dans les rues de la Capitale l’ont amené à retirer son projet et revenir devant les organisations syndicales avec une approche plus soft. A l’issue de plusieurs séances de négociations, il a pu conclure, fin octobre 2015, avec un syndicat minoritaire – la CFDT – un accord qui ne remet pas en cause les 35 heures, mais aménage, à la marge, le temps de travail. En échange d’une évolution de la durée journalière de travail, les agents perdront quelques jours de RTT et de congés spécifiques et encore faudra-t-il qu’ils soient volontaires. Une avancée modeste qui a pourtant été dénoncée par les autres syndicats.
Le calme social, un impératif absolu
Aurait-il pu aller plus loin ? Possible mais c’était prendre le risque de provoquer un mouvement social à l’AP-HP et peut-être dans l’ensemble des établissements du pays qui auraient considéré que l’évolution des hôpitaux de Paris constituait une première étape vers une remise en cause des 35 heures. Ce risque-là, le gouvernement ne veut absolument pas le courir. Le calme social dans les hôpitaux est un impératif absolu. Pour que le message soit parfaitement compris, Marisol Touraine a commandé dès 2012, à Edouard Couty, ancien directeur général des hôpitaux au ministère de la Santé, un rapport qui est un chef d’œuvre de calinothérapie et un vrai manuel de l’immobilisme. Ce rapport préconisait la fin de la T2A, la mise en place d’un financement « robuste » pour l’hôpital ressemblant à s’y méprendre à feu le budget global et la mise entre parenthèse des ARS, sommées de ne plus « embêter » les établissements hospitaliers publics. Enfin, cerise sur le gâteau, les hôpitaux ont retrouvé le monopole du « service public hospitalier », porteur de toutes les valeurs d’humanisme et d’accueil.
Politique économique libérale
Pourquoi cette volonté de maintenir, à tout prix, le calme social dans le secteur hospitalier ? La politique est l’art de faire des choix et de définir des priorités. Celles du Président de la République se situent dans le champ économique, avec la volonté de développer « la politique de l’offre » qui consiste à réindustrialiser le pays, à créer des filières, et à relancer l’économie non pas par la consommation mais par la production et l’amélioration de la compétitivité. Pour cela, il a besoin du monde économique, c’est-à-dire de l’entreprise, avec un gouvernement « pro-business » selon la fameuse expression de Manuel Valls. Cette politique économique libérale secoue la gauche. Elle se met en place alors que le pays est dans la nasse, plombé par les déficits publics qu’il faut résorber moins parce que l’Europe le demande, mais plus parce que, à défaut, la faillite serait au bout du chemin. En 2012, le déficit public était de 4,8 % et sera à 3,3 % en 2016. Si rien n’avait été fait, la France aurait pris le chemin de la Grèce.
Réindustrialiser le pays, réduire les déficits en augmentant les impôts et en réduisant les dépenses, imposer une politique favorable aux entreprises dans un contexte de hausse du chômage, de montée des communautarismes, de progression de l’extrême droite et de tensions internationales importées par le terrorisme, est un exercice périlleux. Il serait carrément impossible si, à tous ces maux, s’ajoutait une crise sociale majeure, façon 1995. Les grèves de l’automne 95 sont devenues une sorte de mesure étalon de la crise sociale, le cauchemar à éviter. L’originalité de ce mouvement a été de ne concerner que le secteur des transports – RATP et SNCF – et, malgré les désagréments quotidiens, d’avoir eu le soutien de l’opinion qui, par procuration, exprimait ainsi son mécontentement.
Ne pas provoquer d’incendie social
La crainte de l’Etat est que les hôpitaux jouent le même rôle de cristallisation et d’expression de la grogne sociale. En d’autres termes, un conflit à l’hôpital risquerait de provoquer un incendie social qui paralyserait toute action gouvernementale. La mission de Marisol Touraine était donc de tout faire ou plutôt de ne rien faire qui puisse réveiller la bête endormie. La Ministre de la santé surveille comme le lait sur le feu le climat social à l’hôpital. Les étudiants en médecine s’agitent-ils ? On revalorise leurs indemnités. Les urgentistes déposent-ils un préavis de grève pour des revendications salariales et de temps de travail ? En moins d’une journée, leurs demandes sont satisfaites et la grève n’a pas lieu. Le Président de la République semble, en cet automne 2015, toucher les premiers fruits de sa politique courageuse. En effet, selon l’INSEE – grâce au CICE, la pierre angulaire du pacte de responsabilité proposé aux entreprises – le coût du travail dans l’industrie serait désormais inférieur à celui de l’Allemagne. La Banque mondiale a fait remonter la France dans le classement de la compétitivité et enfin le chômage a sensiblement diminué en septembre. Il serait dommage qu’une crise sociale vienne compromettre ce début de fragile redressement.
Le rôle de Marisol Touraine était d’incarner l’hémisphère gauche de François Hollande et d’être le contrepoint de son hémisphère droit, incarné depuis 2014 par Emmanuel Macron. Pendant que le sémillant ministre de l’Economie énerve une partie de la gauche avec sa loi sur la modernisation de l’économie et ses déclarations sur les 35 heures et le statut des fonctionnaires, la ministre de la Santé rassure le peuple de gauche. Toute son action a visé à mettre en place des « marqueurs de gauche » dont le plus emblématique est le tiers-payant. Mais avant, il y a eu le contrat d’accès aux soins pour encadrer les dépassements d’honoraires, la généralisation de la complémentaire santé en entreprise et les praticiens territoriaux pour aller peupler les déserts médicaux. A cela s’ajoutent des mesures médico-sociétales comme le droit renforcé à l’avortement, le paquet neutre de cigarette et la class-action en santé que l’on retrouve dans la loi santé.
La stratégie a bien fonctionné. A l’Assemblée nationale, en première lecture, la loi de modernisation du système de santé a été adoptée par l’ensemble du Parti socialiste, mais aussi par les Verts et une partie des communistes, alors que le gouvernement avait dû recourir au 49-3 pour faire passer la loi Macron. Face à Marisol Touraine, les frondeurs rendent les armes et les mesures qu’elle prend ont les faveurs de l’opinion. Après le vote définitif, en novembre, de son projet de loi qui rétablira le tiers-payant, la ministre de la Santé aura donc accompli sa mission et il sera temps de récompenser le soldat Touraine. Cela devrait se produire en décembre ou en janvier 2016 avec le remaniement qui devrait suivre les élections régionales. Selon certaines informations, un ministère régalien – La Défense, les Affaires étrangères ou la Justice – pourrait lui échoir. Quant à la réforme du système de santé, elle pourrait être l’enjeu d’un éventuel second quinquennat « hollandais ». Mais, pour cela, rendez-vous en 2017.
Philippe Rollandin