[singlepic id=411 w=320 h=240 float=left]Certains médecins hospitaliers ayant une activité libérale pratiquent des honoraires très abusifs. Pourtant, un grand silence a suivi les révélations d’un magazine à ce sujet, alors qu’un des thèmes majeurs de la campagne pour l’élection présidentielle est l’accès aux soins. La question du secteur privé à l’hôpital semble être devenue un tabou. Pourquoi ? Peut-être parce que cette disposition hors norme est le prix à payer pour que l’hôpital n’explose pas. Explications.
Le magazine 60 millions de consommateurs a publié dans son édition du mois de mars une enquête tendant à démontrer que les médecins de secteur II qui pratiquent les dépassements d’honoraires les plus importants sont les médecins hospitaliers publics exerçant dans le cadre de leur secteur privé à l’hôpital. Le magazine pointe du doigt certains pontes hospitaliers experts en culbute des honoraires et en looping tarifaires et cite des exemples précis comme des dépassements de 120 %, voire 408 %. Mais que fait la police, en l’occurrence l’Ordre des Médecins ?
Pour les observateurs du milieu médical, cette enquête ne révèle rien. Elle ne fait que confirmer toutes les études de la Caisse nationale d’assurance-maladie. Ces études montrent que le dernier « décile » – comme disent les statisticiens -, c’est-à-dire la petite proportion de praticiens ignorant la notion de tact et mesure, est constitué essentiellement de médecins hospitaliers publics.
Un silence coupable
Alors, pourquoi ce silence généralisé ? Pourquoi la CNAM qui vient de partir à la chasse aux dépassements abusifs, qui veut encadrer, voire supprimer le secteur à honoraires libres ne cible pas ces médecins qu’elle connait parfaitement ? Pourquoi l’Ordre des Médecins qui joue les vierges effarouchées dès qu’une affaire d’abus tarifaire éclate ne rappelle pas à l’ordre – c’est le cas de le dire – ces médecins ? Pourquoi les syndicats de médecins libéraux, – représentant les médecins exerçant en ville et en cliniques privées – et qui se prennent en pleine figure les attaques sur les dépassements d’honoraires, ne dénoncent-ils pas ces confrères hospitaliers ? Pourquoi le gouvernement, si sensible à la question de l’accès aux soins, ne fait rien à l’encontre de ces médecins qui – exerçant dans le cadre de la fonction publique hospitalière – sont finalement des employés de l’Etat ? La réponse est que le secteur hospitalier privé à l’hôpital est une aberration du système, une sorte d’OMNI (Objet médical non identifié) que seul le génie français peut produire. Mais, depuis 50 ans, il est comme le sparadrap du capitaine Haddock : on ne peut pas s’en débarrasser…
[singlepic id=414 w=160 h=120 float=left]Il est né en 1958 avec la grande réforme initiée par le Pr Robert Debré (photo) qui a permis à la médecine hospitalière publique de sortir de son niveau moyenâgeux pour devenir une des plus performantes du monde. Cette réforme a créé les Centres hospitalo-Universitaires (CHU) – fleuron, selon l’expression consacrée, du système hospitalier – et le temps-plein hospitalier.
Comment attirer des médecins ?
Les CHU sont ces établissements dans lesquels sont pratiqués les soins, l’enseignement et la recherche. Cette imbrication des 3 fonctions a été un immense catalyseur de la médecine hospitalière. Le temps-plein hospitalier a consisté à recruter des médecins exerçant à temps-plein ces missions de soins, d’enseignement et de recherche dans le cadre d’un statut salarié : une vraie révolution car à l’époque, la médecine et la chirurgie se pratiquaient majoritairement dans le secteur privé. Les médecins ne venaient à l’hôpital que pour des vacations, la recherche était isolée et la formation des étudiants essentiellement théorique. Bref, en 1958, l’Etat engage une vraie politique de santé publique. Parallèlement, la situation économique le permettant – on est à l’aube de ce qui deviendra les 30 glorieuses – l’Etat lance un vaste programme de modernisation et de construction de nouveaux hôpitaux.[singlepic id=412 w=180 h=120 float=right]
Restait la question épineuse du recrutement des médecins chargés de mettre en musique cette grande médecine hospitalière publique. Comment attirer des médecins bénéficiant d’une totale autonomie et de confortables honoraires dans le privé vers un hôpital public dans lequel ils seront fonctionnarisés et salariés ? L’Etat leur propose un deal : en échange de cette mission d’intérêt général, non seulement ils disposeront de moyens importants et ils pourront régner en maître sur les soins, l’enseignement et la recherche mais en plus, ils bénéficieront d’un privilège. Ils pourront continuer à avoir, à l’intérieur même de l’hôpital, une activité privée pour laquelle ils pourront librement fixer leurs honoraires.
Le corps médical mord à l’hameçon. De nombreux médecins se lancent dans l’aventure. La décennie 60 sera celle de la frénésie hospitalière : création des 29 CHU et construction ou modernisation de centaines d’hôpitaux généraux et périphériques dans une certaine anarchie à tel point qu’il faudra faire en 1970 une loi d’organisation et de planification, histoire d’y voir un peu plus clair. Les médecins hospitaliers publics deviennent les rois du pétrole blanc en portant au plus haut niveau la médecine hospitalière publique sans oublier, au passage, de faire fructifier leur secteur privé.
D’une élection à l’autre
[singlepic id=415 w=160 h=120 float=left]Les premières polémiques à ce sujet apparaissent dès les années 70. En 1980, la Cour des Comptes met les pieds dans le plat avec un rapport dans lequel elle pointe les dérives de certains médecins qui, à force de développer leur activité privée, en oublient leur mission de service public et ont la main lourde du coté des honoraires. La Cour conclut son rapport en écrivant – ô sacrilège – « que le moment est venu de se demander si les motifs qui ont conduit, en 1958, à permettre aux temps plein de conserver des activités privées au sein de l’hôpital public sont encore fondés »…Le centriste Jacques Barrot, alors ministre de la Santé, se saisit de ce rapport et s’avise de vouloir encadrer le secteur privé à l’hôpital. On lui prête même l’intention de vouloir suivre la recommandation des Sages de la rue Cambon et de supprimer l’activité libérale à l’hôpital.
Mais, à moins d’un an de l’élection présidentielle de 1981 qui lui sera fatale, Valéry Giscard d’Estaing freine les ardeurs de son impétueux ministre : pas question de se mettre à dos le corps médical hospitalier.
Le 10 mai 1981 arrive. François Mitterrand est élu. Dans ces 10 propositions pour la santé figurent les suppressions du secteur II (créé l’année précédente) et du secteur privé à l’hôpital. Et, pour faire bonne mesure, le Président nomme un communiste au Ministère de la santé. Panique au bloc ! Jack Ralite, le ministre en question, se lance dans un vaste programme de réformes de l’hôpital – remplacement des services par des départements, fin des nominations à vie, réforme de l’internat, budget global, etc.. – sans oublier la suppression du secteur privé. Le monde hospitalier est en ébullition : contestation, grèves, manifestations. Au bout du compte, la plupart des réformes seront édulcorées, voire abandonnées, sauf le secteur privé qui est fermé et dont l’extinction définitive est fixée au 31 décembre 1986.
Sauf que les élections législatives de mars 1986 se traduisent par une victoire de la coalition RPR-UDF. Jacques Chirac s’installe à Matignon et entame avec le Président de la République la première cohabitation. Maire de Paris, il est es-qualité Président du Conseil d’administration de l’AP-HP. Ses connexions avec les grands patrons hospitaliers sont nombreuses. Il leur avait promis le rétablissement du secteur privé. Il tient parole. Le secteur privé est ré-ouvert le 1er janvier 1987, soit le lendemain de sa fermeture définitive…Par rapport à la version initiale, l’activité est plus encadrée et les honoraires doivent faire l’objet de plus de transparence. L’Ordre des médecins est censé veiller au grain…
Le prix de la poire pour la soif [singlepic id=416 w=180 h=120 float=right]
Depuis, la question est sortie du débat politique alors que – l’enquête de 60 millions de consommateurs le confirme – rien n’a changé et que la question de la Cour des Comptes de 1980 reste d’une étonnante actualité. Et, pourtant, les candidats à l’élection présidentielle qui n’ont à la bouche que les mots accès aux soins, lutte contre les dépassements sont muets sur le sujet. Pourquoi cette omerta ? Le secteur privé à l’hôpital est-il indispensable ?
L’argument de ses partisans est qu’il permet de compenser des rémunérations publiques inférieures à celles du secteur privé et de maintenir à l’hôpital des médecins de renom qui seraient tentés d’aller dans le privé pour y retrouver leur indépendance ; une sorte de chantage à l’exil médical comme il y a un chantage à l’exil fiscal dès que des projets d’impôts sur les hauts revenus sont annoncés.
En l’occurrence, l’argument ne tient pas la route. L’hospitalisation privée n’est plus en situation d’accueillir les exilés de l’hôpital. Elle est un secteur complémentaire de l’hôpital public, partagée entre des établissements de petite dimension contrôlés par des médecins et des établissements plus importants et modernes détenus par des groupes industriels et financiers dans lesquels les médecins n’ont pas le pouvoir économique et financier. Enfin, la restructuration de l’hospitalisation privée a été rude. Il y avait 1500 établissements de médecine, chirurgie, obstétrique (MCO) dans les années 80. Il n’y en a plus que 500.
La raison de ce silence est tout autre. L’hôpital est dans un état de traumatisme et de tension d’une intensité inimaginable : restructuration permanente, tutelle des ARS, restrictions budgétaires, prise de pouvoir des directions, tarification à la T2A et à la performance économique, pénurie de personnels, etc.. Il traverse une grave crise d’identité autant que sociale et économique.
Le secteur privé des médecins hospitaliers publics, c’est la poire pour la soif ou si l’on préfère le prix de la paix sociale. Supprimer le secteur privé, c’est enlever aux médecins le dernier espace dans lequel ils sont les « patrons », maîtres d’eux-mêmes, pleinement médecin, sans interférence entre eux et les patients. La suppression du secteur serait la goutte d’eau qui ferait déborder le vase. Tout le monde a donc intérêt à faire profil bas. Il suffirait que ceux qui abusent soient plus raisonnables pour que tout le monde soit satisfait. Comme le disaient François Mitterrand en 1983 (déjà), « s’il doit y avoir une explosion sociale, c’est à l’hôpital qu’elle se produira »…
Philippe Rollandin