Le projet d’assurance maladie du nouveau Président américain vise à réduire la fracture sociale et raciale d’une Amérique précipitée au bord de la guerre civile par Trump. Explications.
Lorsqu’il s’installera, le 20 janvier 2021, dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, Joe Biden sera – enfin – à pied d’œuvre pour la mise à feu de son programme, un des plus à gauche, voire le plus à gauche, de tous les présidents américains.
Donald Trump a fait toute sa campagne en dénonçant le caractère socialiste, voire marxiste du projet de son adversaire. C’est évidemment ridicule mais, à l’aune américaine, les orientations de Biden sont audacieusement à gauche. Ce n’étaient d’ailleurs pas tout à fait les siennes à l’origine. Son programme était plus centriste, mais il a dû le « gauchir », pendant la primaire pour obtenir le ralliement de Bernie Sanders – le Mélenchon américain – et de Kamela Harris, devenue sa colistière et désormais vice-présidente.
Le cœur de cible du nouveau Président est la classe moyenne en faveur de laquelle il veut, notamment, doubler le salaire minimum (15 dollars, contre 7,25 actuellement) et rendre gratuit l’accès à l’Université pour les enfants des familles gagnant moins de 125 000 dollars par an. Ce point est une vraie révolution quand on sait que la dette étudiante est la plus importante des dettes privées et la moins consolidée. Elle s’élève à 1600 milliards de dollars et pèse sur 45 millions d’américains. Un jeune diplômé commence sa vie active en étant plombé par une dette d’un montant moyen de 35 000 USD qu’il a contracté par emprunt et qu’il doit évidemment rembourser. Le Président veut également annuler la dette déjà acquise pour les étudiants dont les parents ont un revenu inférieur à 100 000 USD. On a une idée de ce que représente cette réforme pour l’égalité des chances et d’accès à l’enseignement supérieur quand on sait qu’en 2019, le salaire moyen annuel était de 63 000 USD.
50 millions d’exclus de la couverture maladie
Mais le point le plus sensible de son programme est la couverture maladie. Ce sujet est une vraie fracture entre le Parti Républicain et le Parti Démocrate depuis la fin de la seconde guerre mondiale et pas seulement depuis le virage ultra-libéral que le premier a pris, au début des années 80, sous l’impulsion de Ronald Reagan.
L’idée de permettre à tous les américains ou, à tout le moins, à une grande partie d’entre eux d’avoir accès à une assurance maladie, revient à John Kennedy qui en fait un élément central de son célèbre projet de « Nouvelles Frontières ». Mais, il se heurtera à l’opposition des Républicains. C’est Lyndon Johnson – son successeur après l’assassinat de 1963 à Dallas et élu en 1964 – qui fera aboutir en 1965 le projet de création de deux programmes : Medicare et Medicaid. Le premier offre une couverture maladie aux personnes de plus de 65 ans et le second aux personnes ayant de faibles ressources.
90 millions d’Américains sont ainsi couverts par un programme public. Les salariés et les cadres des entreprises sont couverts par un contrat collectif souscrit par leur employeur. Mais, quid des indépendants, des intérimaires, des auto-entrepreneurs, des abonnés aux petits boulots, des chômeurs et des précaires en tout genre ? Ils doivent souscrire une assurance personnelle, sauf qu’en dessous d’un certain revenu et en l’absence de statut social, les assurances les considèrent insolvables et non rentables et ne les prennent pas en charge. Ces exclus de la couverture maladie qui représentent 15 à 18 % – soit environ 50 millions de personnes – se recrutent, pour une large part, dans la population noire du pays, celle-là même qui, pour des raisons financières, accède difficilement à l’Université.
La santé est un marché comme un autre
Aux Etats-Unis, la très sensible question raciale se croise avec la question sociale. Pour un salarié ou un cadre qui perd son emploi, c’est la double, voire la triple peine, car outre la perte de son revenu, il n’a pas ou peu d’indemnisation chômage – il n’y a pas de Pôle Emploi aux Etats-Unis – et il ne bénéficie plus de l’assurance-santé de son entreprise. Cette situation sociale – avec ce grand trou dans la raquette – traversera les années 70 et 80 sans soulever de débats, tous les présidents – à l’exception de Jimmy Carter de 1976 à 1980 – étant Républicain.
Le premier à remettre le dossier sur la table est Bill Clinton en 1993. Pour mettre en place une couverture maladie publique et universelle, il charge, rien moins que son épouse Hillary d’une mission. Mais, malgré sa persistance, il ne parviendra pas, en deux mandats, à ses fins, se heurtant toujours à l’hostilité des Républicains qui contrôlent le plus souvent le Congrès. Le retour de ces derniers au pouvoir avec George Bush JR renverra le projet au fond des tiroirs d’où il ressortira avec l’arrivée de Barack Obama en 2009.
Au pays du libéralisme, la santé est un marché comme un autre et l’Etat n’a pas à s’en préoccuper. Tél était et est toujours la doxa du Parti Républicain. Cela explique l’échec de Clinton et les difficultés qu’Obama rencontrera. « L’Affordable act », le nom officiel de ce qui est connu sous le vocable d’Obamacare, sera le véritable fil rouge des deux mandats du charismatique Président.
A l’origine, il y avait deux projets sur la table. Le premier consistait en la création d’une assurance-maladie publique pour les exclus du secteur privé, financé par l’impôt ou une cotisation sur les salaires, une sorte de CMU à la française. Le deuxième consistait en un système d’aide à l’acquisition obligatoire d’une assurance-santé et à des subventions aux Etats pour qu’ils développent des programmes santé.
Face au tollé provoqué par le premier projet, le Président optera pour le second. Mais, cela ne suffira pas à calmer les oppositions car évidement la réforme a un coût et suppose un financement fédéral et par les Etats mais aussi une hausse des cotisations santé sur les contrats privés qui participent ainsi à la solidarité. Il ne lui faudra pas moins de ses deux mandats pour la faire aboutir et encore, avec des concessions sur les programmes santé des Etats. Votée en 2010, la réforme n’a été véritablement mise en place qu’en 2014. Malgré les concessions, le bilan était, à la fin du second mandat de Barack Obama, honorable : 20 millions d’Américains avaient eu ainsi accès à une couverture maladie.
Fin de partie ?
Evidemment non. Entre deux tweets, Donal Trump consacre beaucoup de son temps à essayer de tuer l’Obamacare. En 2017, il propose un projet consistant à transférer une partie du budget fédéral de la santé aux Etats en diminuant l’enveloppe globale affectée. En d’autres termes, les Etats auraient eu le choix entre supprimer les aides aux bénéficiaires de l’Obamacare et réduire les couvertures aux autres assurés. Courageux mais pas téméraires, les élus républicains n’ont pas suivi. Néanmoins, en réduisant les aides à l’acquisition d’une assurance, il a conduit 7,5 millions d’Américains à renoncer à cette couverture ou à la perdre.
Ultime tentative du Président sortant : en juin dernier, il a transmis à la Cour Suprême, un recours demandant purement et simplement l’abrogation de l’Obamacare. Celle-ci devrait se prononcer dans les prochains mois. Avec la nomination in extremis de la juge ultra conservatrice Amy Coney Barret -qui a dans sa ligne de mire l’avortement et le mariage pour tous – tout est possible d’autant qu’avec elle, sur les 9 juges de la Cour, 6 sont conservateurs.
Créer une assurance publique accessible à tous
C’est dans ce contexte compliqué que Joe Biden arrive avec son projet ambitieux de créer une assurance publique accessible à tous les Américains, moyennant un impôt fédéral de 8,5%. Ce n’est pas une « sécurité sociale à la française » comme le souhaitait Bernie Sanders dans la mesure où elle ne sera pas obligatoire. Elle entrera en concurrence avec les assurances privées. Le pari est que cet impôt – moins élevé que les cotisations assurantielles – permettra d’inclure plus de personnes, tandis que l’Obamacare et les programmes Médicare et Médicaid resteront en place pour les plus précaires. L’universalité sera-t-elle au bout du chemin ?
C’est l’objectif, mais avant, plusieurs obstacles se dressent sur la route du nouveau Président. D’abord, le risque d’abrogation de l’Obamacare par la Cour Suprême et ensuite, le vote par le Congrès du projet. Celui-ci dépendra de la majorité sénatoriale. Elle est actuellement en balance avec l’élection le 5 janvier prochain des deux sénateurs de Géorgie. Il faut aux Démocrates gagner ces 2 sièges pour être à égalité – 50 sièges – avec les Républicains. Dans ce cas, la voix prépondérante de la vice-présidente leur permet d’être majoritaires et la voie est libre pour Joe Biden dans la mesure où les démocrates devraient rester majoritaires à la Chambre des représentants. Dans les autres hypothèses, la bataille sera rude car il faudra trouver des compromis avec les Républicains comme avait dû le faire Obama. Or, ce projet de couverture maladie revêt, dans le contexte de l’Amérique d’aujourd’hui, une importance stratégique majeure.
La fracture sociale et raciale n’a jamais été aussi forte qu’en ce moment. Comme dans tous les pays développés, les inégalités se sont creusées ces dernières années. Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres, les classes moyennes sont laminées d’autant plus qu’il n’existe pas d’amortisseurs sociaux comme en Europe. Les tensions raciales de ces derniers mois avaient aussi une coloration – si on peut dire – sociale, la population noire étant largement du mauvais côté de la barrière sociale.
Réduire les inégalités
L’opposition entre les communautés noire et blanche fait partie intégrante de l’histoire américaine. Mais, pendant les 4 années de sa présidence, Trump n’a fait que les exacerber au lieu de tenter de les apaiser. Sa politique économique et son positionnement populiste auprès des « petits mâles » blancs ont provoqué des tensions qui amènent les Etats-Unis au bord de la guerre civile.
L’exceptionnelle participation à l’élection du 3 novembre – 69% contre une moyenne de 52-53% aux élections précédentes – en raison d’une mobilisation de l’électorat populaire, dont celle de la communauté noire traduit cette exacerbation.
Le programme très à gauche de Joe Biden a pour objectif de faire redescendre la température en réduisant les inégalités et sécurisant la population la plus fragilisée qui est aussi la plus durement touchée par le Covid, tant dans sa dimension médicale que dans sa dimension économique et sociale.
Le projet d’assurance-maladie est le cœur de cet objectif. Que se passerait-il s’il ne pouvait pas être mis en place dans cette Amérique au bord du gouffre ?
Philippe Rollandin