Un lobby médical puissant, un Etat incompétent et une inflation des dépenses de santé mal comprise sont à l’origine de la crise de la démographie médicale et de la pénurie de médecins. Retour sur un fiasco.
La crise du Covid a révélé les fractures de notre organisation de santé : lourdeurs administratives, absence de coordination ville-hôpital, impréparation aux crises sanitaires, parc hospitalier sous-dimensionné et pénurie de personnels.
Si l’insuffisance de lits de réanimation a pu être compensée par la transformation de lits pour cette spécialité et l’achat en urgence de 10 000 équipements, il est un élément qui, surtout lors de la deuxième vague, a failli faire craquer l’ensemble du système, c’est le capital humain. Epuisés par la première vague du printemps – celle qui en avait fait des héros, applaudissements à 20 heures compris – les personnels hospitaliers étaient au bord du burn-out physique et psychique lorsque le rebond de l’automne est arrivé.
Pour assumer ce deuxième choc, il a fallu avoir recours à des méthodes à la limite du droit et de la sécurité, en rappelant les retraités, en assurant des formations express aux gestes de la réanimation à des infirmières issues d’autres spécialités, en confiant à des internes de première année des responsabilités du niveau de 3e ou 4e année. Bref, la crise du Covid a remis sur le devant de la scène un problème récurrent mais un peu oublié ces derniers temps : la démographie médicale.
Pourquoi la France manque-t-elle de médecins alors qu’entre le vieillissement de la population et les exigences en termes de qualité et résultats, les besoins de santé n’ont jamais été aussi importants et sont appelés à augmenter ? Quelles sont les perspectives de sortie de cette crise ?
Les raisons de ce grand ratage remontent à 1968. Cela ne nous rajeunit pas. Et pourtant. Cette année-là est celle des fameux événements du mois de mai et le 10e anniversaire des Ordonnances de 1958 créant les CHU et un nouveau système de formation des médecins ainsi que d’un plan de modernisation du parc hospitalier et de construction de nouveaux hôpitaux.Pas de problème de démographie médicale à cette époque. Dans les années 60, la profession médicale fascine les jeunes. En 1963, 35 000 étudiants s’engouffrent dans la filière médicale. Ils seront 59 800 en 1967.Un des éléments déclencheurs des évènements de mai 68 a été un projet de réforme instaurant une sélection à l’entrée de l’Université. Ce texte ne résistera pas aux idéaux « révolutionnaires » et égalitaristes de ces jours enfiévrés.
Une situation ingérable
Dans les amphis enfumés de la Sorbonne et à l’Odéon, les enfants gâtés de la République dissertent sur les grandeurs du marxisme, se prennent pour Fidel Castro, portent des T-shirt à l’effigie de Che Guevara et rêvent d’être un garde rouge de Mao, mais la perspective d’être un médecin bien installé finit par l’emporter.
A la rentrée de septembre, 60 000 étudiants s’inscrivent en médecine. A Paris, il y avait 2 CHU (Saint-Antoine et Necker). On en crée 11 nouveaux. Idem en province où les CHU éclosent comme fleurs au printemps. Dans la décennie 60-69, avec une moyenne annuelle de 40 000 nouveaux étudiants en médecine, on a mis en gestation 400 000 médecins qui arrivent progressivement sur le marché du travail et on s’apprête à doubler la mise dans la décennie 70. Dans les allées du pouvoir, dans les hautes sphères médicales et syndicales, on commence à s’inquiéter de ce qui pourrait devenir une situation ingérable.
Dès 1969, le gouvernement tente d’instaurer une forme de pré-sélection fondée sur un système de notes éliminatoires et un coefficient affecté au contrôle continu plus faible que celui de l’examen final. Les braises de mai 68 n’étant pas tout à fait éteintes, le projet fera long feu…Seconde tentative en 1971 avec le premier numerus clausus, calculé sur la base des capacités hospitalières lors de la 4e année de formation (donc pour l’année universitaire 74-75). Il est fixé à 8600 mais avec des dérogations et des exceptions, ce numerus clausus sera en réalité de 11 000. Une diminution drastique par rapport au flux des années précédentes.
Mais c’est encore trop pour ceux qui s’inquiètent d’une bulle médicale à venir. Et surtout, il y a le début du retournement de la situation économique. Après le choc pétrolier de 1973-74, 1975 sonne la fin de la période magique connue sous le nom des « 30 glorieuses ».
La croissance économique décline, on découvre le chômage et le déficit de la Sécurité sociale fait son apparition. En 1979, nouveau choc pétrolier, nouvelle crise et « le trou de la Sécu » devient aussi célèbre et surtout aussi profond que celui des Halles de Paris après leur transfert à Rungis.Les dépenses de santé explosent alors que la Sécurité sociale a été généralisée en 1978 et qu’elle était bonne fille avec les opérateurs de santé. Entre les hôpitaux qui se « gobergent » au prix de journée et les médecins libéraux dont l’activité en volume augmente en même temps que la valeur de leurs actes, c’était open bar…On théorise que c’est l’offre de soins et non la demande qui provoque l’inflation des dépenses. Du coup, il est décidé de la réduire en stoppant « la production et la reproduction des médecins ».
Réforme au doigt mouillé
Pour faire passer la pilule d’une réforme du numerus clausus, il est indiqué qu’il sera désormais déterminé « en fonction des besoins de santé ». Une idée incontestable sauf que les besoins de santé sont évalués selon les très scientifiques méthodes du « pifomètre » et du doigt mouillé. C’est ainsi qu’en 1979, il est décidé qu’en 1981, le numerus clausus sera fixé à 6000…
La gauche s’insurge contre cette sélection qui ne dit pas son nom et s’engage à l’annuler à son arrivée au pouvoir. Pourtant, à partir de 1981, non seulement le numerus clausus n’est pas supprimé mais au contraire, il est révisé à la baisse chaque année. Pourquoi ? Parce qu’une mécanique implacable se met alors en place.
Au crépuscule des seventies, la fête est finie. On sait alors que la crise est structurelle, que la croissance va être durablement faible, que le chômage va s’accroitre et les déficits publics perdurer. L’augmentation des dépenses de santé a un rythme très sensiblement supérieur à celui de l’économie. Il faut donc réguler, pour ne pas dire, diminuer cette progression. On oublie alors toute référence aux besoins de santé – sur lesquels on n’a d’ailleurs toujours pas d’expertise – pour une approche purement comptable.C’est ainsi que les hôpitaux vont se voir appliquer « un taux directeur » d’augmentation de leur dotation, préfiguration du budget global qui sera en vigueur en 1984.
Pour les médecins libéraux, la situation sera plus complexe. 1980 est l’année de la négociation de la Convention médicale, la 3e depuis l’instauration du conventionnement national en 1970. Les deux premières avaient été, si on peut dire, des promenades de santé. Les négociations avaient acté des augmentations de la valeur des actes en échange de vagues et peu contraignants engagements de modération du volume d’activité et de prescription.
Cette fois, l’affaire va se corser. L’idée du gouvernement est d’imposer « une enveloppe globale » des dépenses de médecine de ville, à charge pour l’Assurance-maladie de trouver la formule pour les faire entrer dans l’enveloppe en jouant sur les volumes et les valeurs. Pour les syndicats de médecins qui voient débouler les nouvelles générations de médecins issues des vannes ouvertes après 1968, c’est l’apocalypse. La colère gronde. A quelques mois de l’élection présidentielle de 1981, Valery Giscard d’Estaing ne veut pas se mettre à dos les médecins libéraux.
C’est alors que le Président de la Caisse nationale d’assurance-maladie, l’inénarrable Maurice Derlin sort de son chapeau une idée – qui, en réalité, lui a été soufflée par Matignon – de double système. Il s’agit de mettre en place l’enveloppe globale mais les médecins pourront, s’ils le souhaitent, pratiquer des dépassements d’honoraires non remboursés par la Sécu. Ce sera le célèbre secteur à honoraires libres, dit secteur II.
Curieusement, au départ, les syndicats de médecins – qui n’avaient pas de mots assez durs contre le niveau insuffisant de la valeur des actes – n’approuvent pas, mais alors pas du tout cette proposition. Ils iront même jusqu’à manifester dans la rue.
Pourquoi cette contradiction ? Parce qu’ils considèrent que la vague démographique déferlante va provoquer une concurrence vive entre médecins et que la liberté tarifaire au lieu de leur être bénéfique se traduira, en réalité, par un véritable dumping, en application de la loi de l’offre et de la demande.
Création du Mica-deau
A partir de cette analyse économique va se développer un discours orchestré par le lobby médical – syndicats de médecins, Ordre, personnalités, etc…- sur la pléthore médicale et ses ravages à venir. Dans ces années-là, il ne se passe pas un semestre, un trimestre sans qu’un rapport plus ou moins sérieux, plus ou moins orienté n’explique qu’avec un numerus clausus aussi élevé, il y aura, en l’an 2000, un effectif pléthorique de 200 000 médecins qui, pour survivre, multiplieront les actes et se livreront à un abattage qui aboutira à un choc et des catastrophes sanitaires.
Les questions de démographie doivent par nature, se réfléchir et se penser sur le long terme, à l’échelle générationnelle. Mais, pour ce qui est de la démographie médicale, la France gère la question pour régler la veille les problèmes du lendemain, quand ce n’est pas l’inverse. Et c’est toute l’histoire.
Le discours du lobby médical sur la pléthore médicale à venir rencontre un réel écho. Les politiques y sont sensibles. Dès 1981, oubliant ses discours sur la non-sélection, la gauche amorce la décrue du numerus clausus. Il est fixé à 4 400 (contre 7 100 l’année précédente). Pendant les deux décennies 80 et 90, il est abaissé chaque année pour toucher le fond en 1994 où la jauge est arrêtée à 3500. Mission accomplie pour le lobby médical avec une cerise sur le gâteau posée par les Ordonnances Juppé. On se souvient de celles-ci surtout pour les grandes grèves provoquées par la suppression du régime de retraite des cheminots, sur laquelle le Premier ministre « droit dans ses bottes » a dû reculer.
Mais les Ordonnances sur la santé sont restées et ont introduit des changements importants, en particulier les Lois de financement de la Sécurité sociale qui ont, pour principal objet, d’encadrer les dépenses de protection sociale, notamment celles de la santé avec le désormais fameux ONDAM.
Il y avait aussi une disposition – un peu oubliée – pour accélérer la réduction des effectifs médicaux : le MICA ou Mécanisme d’incitation à la cessation d’activité. Pour inciter les médecins à prendre de manière anticipée leur retraite, il leur était proposé, à partir de 54 ans, une prime pouvant aller jusqu’à 39 000 euros. On estime que 15 à 18 000 médecins ont bénéficié de ce véritable Mica-deau et ont abandonné leur stéthoscope entre 1997 et 2003, date à laquelle il a été mis fin à ce dispositif.
En route vers la pénurie
Pourquoi une fermeture aussi rapide ? Pour la simple raison qu’il n’a pas fallu 3 ans pour que l’on s’avise qu’en fait de pléthore de médecins, on s’acheminait vers… une pénurie. On n’allait pas tarder à découvrir les déserts médicaux, les postes hospitaliers non pourvus, les disparités régionales et les dépassements excessifs d’honoraires à cause de la pénurie provoquée de certains spécialistes dans certains secteurs.
Pourquoi ce fiasco ? Pour la simple raison que les grosses têtes de l’Education et de la santé qui gèrent la démographie médicale avaient oublié de faire entrer dans leur modélisation un facteur pourtant simple : le temps qui passe. Elles n’ont pas pensé une seule seconde que les classes pleines des années 60 et 70 allaient fatalement partir un jour ou l’autre à la retraite après 35 ou 40 ans de bons et loyaux services – donc à compter de l’an 2000 – et que les remplacer par des classes trop creuses allaient tout aussi fatalement poser des problèmes.
Pour éviter la catastrophe, on a commencé par bricoler en appelant les médecins-retraités à reprendre du service grâce à un mécanisme avantageux leur permettant de cumuler emploi-retraite. Certains qui avaient profité du MICA ont eu recours à ce dispositif et ont donc été gagnants sur les deux tableaux.
Ensuite, on a rétropédalé et ré-augmenté le numérus clausus dès 1999 de quelques unités. Mais, c’est à partir de 2005 où il est boosté (6200) jusqu’en 2019 où il atteint le sommet de 9300 avant d’être supprimé. Depuis la rentrée 2020, l’accès aux études médicales passe par une double voie, soit directe, soit par la licence.
L’avenir dans un rétroviseur
Le problème de la démographie médicale sera, d’un point de vue quantitatif et global, résolu en 2025. Il est d’ores et déjà en voie de résorption par un effet de bascule inverse : les générations creuses, issues du numerus clausus faible des années 80-90 commencent à être remplacées par celles issues de la sélection regonflée à partir de 2005. Mais cela ne règle pas tout, en particulier la répartition territoriale, la cohérence de l’offre de soins par rapport aux objectifs de santé et l’adaptation des compétences aux évolutions de la pratique médicale et aux nouvelles technologies.
Les nouveaux médecins sont-ils formés à la télémédecine, à la gestion du partage des informations ? Les généralistes sont-ils armés pour être les experts santé de leurs patients qu’ils sont censés être dans le cadre du parcours de soins ? Evidemment non, car ces années de crise démographique n’ont pas été mises à profit pour adapter le système de soins. Au contraire. Elles ont été consacrées à regarder l’avenir dans un rétroviseur.
Avec le coup de frein donné à la démographie médicale et à l’organisation de la pénurie, le rapport de force médecin-pouvoir s’est inversé dans un contexte politique qui s’y prêtait. Tout s’est joué dans les premières années du XXIe siècle.
Après le plan Juppé, la politique de rigueur et de pression sur les médecins s’est poursuivie avec le retour de la gauche au pouvoir à la faveur de la dissolution décidée en 1997 par Jacques Chirac. Une des mesures emblématiques de cette période a été « les lettres-clé flottantes » qui faisaient baisser la valeur de certains actes techniques en fonction du volume réalisé. Avec la volonté – avortée – d’instaurer le médecin-référent fermant tout accès direct à un médecin spécialiste ou un établissement de santé, les médecins libéraux étaient remontés comme des coucous. Dans la perspective de l’élection présidentielle de 2002, Jacques Chirac entreprend la reconquête de l’électorat médical qui s’est détourné de lui depuis les Ordonnances Juppé. Du coup, il promet aux médecins de faire table rase du passé et des lendemains qui chantent. Réélu, il charge ses ministres de la santé successifs – en particulier Xavier Bertrand – de mettre cette partition en musique. Rien ne sera trop beau.
Les médecins libéraux en ont-ils assez de faire des gardes et de participer à la permanence des soins ? Qu’à cela ne tienne. Cette obligation déontologique est supprimée et tant pis si cela désorganise un système qui donnait satisfaction et engorge les hôpitaux et les entraîne dans un chaos qui perdure encore.
Occasion manquée
Mais « le clou » de cette politique sera la convention médicale de 2005, celle qui instaurera le parcours de soins et le médecin traitant et enterrera définitivement la maitrise comptable au profit de la maitrise médicalisée. Le principe de celle-ci consiste à échanger une modération de prescription de médicaments et d’examens sur la base de référentiels en échange de revalorisation d’honoraires et de circulation d’informations entre généralistes et spécialistes.
Cette négociation, sur fond de crise démographique et économique dans un contexte politique plutôt favorable avec une perspective – le parcours de soins – pertinente aurait dû être une opportunité d’adapter le cadre de la pratique médicale aux nouveaux enjeux.
Ce sera une grande occasion manquée. La négociation se réduira à une discussion de marchands de tapis, destinée à renouer avec les grandes années soixante-dix. Les syndicats de médecins, qui savent être en position de force, compte tenu justement de la démographie médicale, font monter les enchères pour accepter le deal et les principes du parcours de soins.
Au final, l’Assurance-maladie lâchera 1 milliard d’euros de revalorisation et de forfait en tout genre contre un engagement non opposable de modération des prescriptions de 500 millions d’euros. Cet objectif ne sera évidemment pas tenu. A cela, s’ajoute des petits chantages à la télétransmission et des demandes d’incitation à favoriser le DMP, outil indispensable du parcours de soins. Les blocages et la guérilla des syndicats de médecins joueront un rôle non négligeable dans le plantage du dossier médical partagé.
L’Etat voulait réguler l’installation des médecins pour obtenir une meilleure répartition sur le territoire et lutter contre les déserts médicaux. Malgré des aides et incitations en espèces sonnantes et trébuchantes, les syndicats de médecins n’ont rien voulu savoir au nom du principe de la liberté d’installation. Le projet a été abandonné…
Au fond – c’est bien là le problème – rien n’a changé. Aucune disposition structurante adaptant la médecine de ville aux nouveaux enjeux de santé n’a été prise. Certes, il y a des forfaits, des actes différenciés mais tout cela est petit bras.
Les syndicats de médecins réduits à peu de chose du fait de la diminution abyssale du nombre de leurs adhérents – ils pourraient tous ou presque tenir leur congrès dans une cabine téléphonique s’il y avait encore des cabines téléphoniques – s’arc-que-boutent sur le paiement à l’acte alors que l’acte – quel que soit sa valeur – n’est pas adapté à l’approche globale, au suivi et au partage de l’information qu’implique la coordination des soins.
En face de ce corporatisme, l’Etat est faible parce qu’il n’a aucune expertise, il n’a rigoureusement aucune idée de ce que doit être la santé et la médecine de demain…
Ainsi va la vie.
Philippe Rollandin