[singlepic id=963 w=280 h=200 float=left]L’élection, mercredi 25 juin, de Lamine Gharbi, PDG du groupe de cliniques Cap Santé à la présidence de la Fédération hospitalière privée consacre l’importance prise par les groupes opérateurs dans le secteur de l’hospitalisation privée. Le 11 juin, la Compagnie générale de santé (CGS), le plus ancien et le plus important groupe de cliniques français, est passée sous le contrôle d’un groupe australien. Ces deux événements annoncent une nouvelle ère pour l’hospitalisation privée, un secteur faiblement rentable, encadré et réglementé. Que vient donc faire, dans cette galère, un investisseur en quête de valorisation boursière et de libre entreprise ? Peut-être, précisément, faire opérer au secteur privé hospitalier sa deuxième révolution industrielle qui consiste à sortir du modèle économique de la complémentarité avec l’hôpital et à passer à une logique de différenciation fondée sur un positionnement haut de gamme, hors de tout conventionnement. Il pourrait être aidé dans cette stratégie par le nouveau leader du syndicat patronal des cliniques. Explications.
L’information est passée relativement inaperçue et pourtant elle a son importance dans la structure de l’offre hospitalière française. Le 11 juin dernier, la Générale de santé est passée sous le contrôle du groupe Ramsay Health Care. Sans coup férir ou presque, allié à Crédit agricole assurance, le groupe australien a mis dans sa poche (kangourou ?) le plus important groupe d’hospitalisation privée français, fort de 75 établissements – dont 47 cliniques – pour à peine 945 millions d’euros. Avec cette transaction, c’est une page qui se tourne pour le paysage hospitalier français.
L’aventure de « la Générale » – comme on surnomme la Compagnie générale de santé (CGS) – commence au début des années 80. A la manœuvre, Guy Dejanouy, le Pdg de la Compagnie générale des eaux, la vénérable et plus que centenaire – elle a été créée sous Napoléon III – entreprise qui assure aux collectivités locales des services aussi essentiels que le ramassage des ordures, le nettoyage des rues et surtout le très lucratif service de distribution de l’eau aux habitants. Elle se partage, avec la Lyonnaise des eaux, ce fabuleux marché.
Guy Dejanouy est aussi discret que puissant et influent. Pour élargir son empire, il a l’idée de prendre en délégation de gestion les hôpitaux publics. Pour des raisons juridiques, historiques et politiques, l’affaire s’avère impossible. Persistant dans l’idée que la santé est un « service », correspondant aux métiers de la Générale, il jette son dévolu sur les cliniques privées. Son idée est qu’à coté des soins chirurgicaux et médicaux, les prestations hôtelières et la gestion des établissements peuvent être industrialisées et surtout améliorées. La légende raconte que, tel Bouddha sous son arbre, il eut la Révélation le jour où, rendant visite à sa femme hospitalisée dans un hôpital public, il constata que sa chambre était dans un état déplorable et les repas qui lui étaient proposés indignes…
L’hospitalisation privée est, à ce moment-là, un secteur assez tranquille. Les cliniques sont la propriété de médecins et, surtout, de chirurgiens qui les ont créées, seuls ou en association pour être propriétaire de leur outil de travail. Depuis 1958 et les réformes Debré, l’hôpital public s’est considérablement développé et est devenu le pivot du système, structurant les soins, organisant l’enseignement et pilotant la recherche. A l’ombre de ce puissant voisin, les cliniques privées sont protégées par le conventionnement et bénéficient du généreux système du prix de journée. Leur activité est ainsi solvabilisée.
Un chien dans un jeu de quille[singlepic id=964 w=260 h=180 float=right]
L’hospitalisation privée a connu son âge d’or dans les années 60 et 70. Mais depuis le début des années 80, les premières failles apparaissent. Il y a d’abord l’âge du capitaine. La première génération de chirurgiens-patrons arrive à un âge où il faut songer à passer la main. Mais il y a peu de repreneurs parce que la fibre entrepreneuriale n’est plus ce qu’elle était et que les établissements nécessitent des investissements dans des plateaux techniques de plus en plus sophistiqués et donc chers. Il y a aussi la crise économique qui a rendu l’Assurance-maladie moins généreuse. Il est beaucoup questions de réforme du financement. A un moment, on évoque même la possibilité d’appliquer le budget global aux cliniques…. C’est peu de dire que l’arrivée de la Générale de santé dans ce petit monde fera l’effet de l’entrée d’un chien dans un jeu de quille. L’idée de dissocier la propriété de la clinique de son exploitation, c’est-à-dire la pratique médicale et chirurgicale provoque un véritable tsunami dans les esprits.
Au début, la résistance s’organise contre l’arrivée de ce capitalisme et cette logique industrielle « qui va mettre en cause l’indépendance des médecins au nom d’intérêts financiers », selon l’élément de langage le plus répandu à l’époque. Mais derrière les grands principes, il y a la réalité. De plus en plus de cliniques de petite dimension sont en difficulté. La « Générale » sort le carnet de chèques et achète cher, très cher, trop cher, au dessus de leur valeur, des cliniques dont certaines sont au bord de la faillite.
Les dirigeants de la CGS savent bien qu’ils achètent des canards parfois boiteux. Mais ils n’ont pas d’autres possibilités pour entrer sur ce marché et en prendre des parts significatives. Ils ne peuvent pas, en effet, créer des établissements, la carte sanitaire étant saturée. Très rapidement, flairant la bonne affaire, des « patrons » de cliniques vont – discrètement, proposer leur établissement à la CGS alors que le discours officiel des syndicats de l’hospitalisation privée est toujours l’opposition aux opérateurs de santé. On a même vu un dirigeant syndical se faire réélire avec un discours aux accents lyriques dénonçant ces industriels de la santé qui veulent asservir les médecins et les chirurgiens. Il avait juste « oublié » de préciser à ses troupes qu’il avait lui-même vendu sa clinique à la CGS 3 jours avant….
Disparitions et regroupements
Estimant, au bout de quelques années, avoir constitué un réseau significatif d’établissements, la Générale met fin à sa fièvre acheteuse et devient beaucoup plus sélective dans ses acquisitions. Elle commence une phase de consolidation consistant à restructurer son portefeuille de cliniques, en regroupant des établissements, en modifiant l’activité de certains et même à en fermant quelques uns. La stratégie est de créer des cliniques de taille significative et en faire des établissements de référence. Bref, l’industriel de la chirurgie a pris le pas sur l’artisan du bistouri.
Une évolution d’autant plus significative qu’entre-temps, d’autres opérateurs de santé sont entrés sur le marché. De Vitalia à Médici en passant, notamment, par Médi-partenaires et le suédois Capio, les groupes occupent une place significative dans un secteur qui s’est profondément restructuré. Il y avait 1500 cliniques MCO au milieu des années 80. Il en reste au mieux 500. Disparitions et regroupements sont à l’origine de cette révolution. Les temps sont aussi durs pour les petites cliniques qu’ils le sont pour les petits commerçants….
[singlepic id=965 w=220 h=140 float=left]La Générale de santé n’a pas été, elle-même, épargnée par les turbulences. Au début des années 80, Jean-Marie Messier entre, comme directeur général à la Compagnie générale des eaux. Le wonderboy du capitalisme, celui que les Guignols de l’Info transformeront en J6M (Jean-Marie Messier Moi-Même Maître du Monde) n’a que faire de la distribution de l’eau, du ramassage des ordures et de tous les métiers traditionnels de la vieille Générale des eaux dont l’immobilier et la santé. Son « truc » à lui, c’est la communication – on est au début de l’ère Internet – et les médias ; des métiers nettement plus glamour et lucratifs que le nettoyage des rues de nos villes et les opérations de la prostate…
Avant même son accession à la Présidence, sous son impulsion, la CGE achète Canal +, les studios américains Universal, SFR, Music group, etc…Après le départ de l’inamovible Guy Dejouany, en 1988, Jean-Messier, devenu Président du groupe – qu’il rebaptise Vivendi – en cède les activités historiques.
Exfiltration de la CGE
L’exfiltration de l’activité santé sera la plus longue à réaliser. Dans un premier temps, ce seront des cadres de la Générale de santé qui reprendront une partie du capital. Mais, en 1997, la CGS est rachetée par le fonds d’investissement britannique Cinven qui l’introduit en Bourse en 2001. En 2003, le Dr Antonino Ligresti, médecin italien propriétaire de cliniques dans son pays, acquiert 25% du capital de la Générale avant de lancer et de réussir, en 2007, une OPA sur l’ensemble du groupe et qui vient donc à son tour de le céder aux australiens.
Trois décennies après leur entrée en force dans le secteur de l’hospitalisation privée et alors qu’une nouvelle page de l’histoire s’ouvre, quel bilan peut-on dresser de l’action des opérateurs de santé ? Un triptyque : une réussite, un échec, une ambigüité.
♥ La réussite est de nature industrielle. A grands coups de rachats, de restructurations, d’investissements, les opérateurs en général et la Générale en particulier ont considérablement transformé le paysage de l’hospitalisation privée. Leurs cliniques sont montées à la fois en dimension et en gamme. Certaines – et ils ne se privent de le faire savoir – sont de véritables hôpitaux privés, soutenant – dans le domaine MCO – la comparaison avec des hôpitaux généraux. Cette mutation industrielle a eu pour effet de profondément modifier la culture et la sociologie des médecins. Le mythe et le fantasme de la propriété de l’outil de travail ont vécu. Après des années de crispation et de conflits, les chirurgiens ont trouvé leur compte dans cette formule qui dissocie la propriété du capital de l’exercice du métier. Les jeunes chirurgiens apprécient d’avoir à leur disposition des plateaux techniques sans avoir à réaliser des investissements qu’ils n’auraient pas les moyens de faire.
♥ L’échec est celui de la rentabilité financière. Parce qu’elle est encadrée par une réglementation stricte, par une tarification déterminée par l’Assurance-maladie et par une planification définie par les Agences régionales de santé, l’hospitalisation privée n’est pas une activité économique classique. Sa rentabilité est faible. Tous les ans, des rapports alarmistes sur la dégradation de la situation économique des cliniques sont publiés. D’ailleurs, en cédant la Générale, le groupe Ligresti réalise une mauvaise affaire financière. En 2007, il avait conclu le rachat sur la base d’une action à 32,5 euros, valorisant le groupe à 1, 8 milliards d’euros. Il vient de le revendre sur la base d’une action à 16,45 euros, divisant par deux la valorisation du groupe….
♥ L’ambiguïté est celle du positionnement. Le discours des dirigeants des groupes et des syndicats de l’hospitalisation privée est double. D’un coté, ils se revendiquent entreprises privées à part entière et de l’autre, ils demandent à être reconnus comme acteurs du service public hospitalier et en assumer les missions.
Cette ambiguïté s’est illustrée, jusqu’à la caricature, avec l’affaire de la convergence tarifaire. La mise en place de la Tarification à l’activité (T2A) s’est traduite par des tarifs plus élevés pour les hôpitaux publics que pour les cliniques. Ces dernières estimant ce différentiel injuste ont demandé un alignement des tarifs.
Selon un accord conclu avec l’Etat, en échange d’une participation aux missions de service public, notamment aux urgences, les tarifs des cliniques seront revalorisés tandis que ceux des hôpitaux seront baissés jusqu’à ce que les deux se rejoignent. Cet accord a commencé à s’appliquer en 2005 et la convergence devait être achevée en 2012. Sauf qu’il s’est vite avéré qu’en raison de leur coût de production, les hôpitaux publics ne pourraient pas encaisser ce choc tarifaire. En 2010, l’échéance de la convergence est repoussée à 2018. Mais, coup de grâce, en 2012 après l’élection de François Hollande, le gouvernement décide, pour des raisons politiques, comme cela a été raconté, que le service public hospitalier ne relève que des hôpitaux publics et que la convergence n’est plus à l’ordre du jour.
Depuis, l’hospitalisation privée ne cesse de vitupérer contre ce changement de cap et de réclamer un retour de la convergence tarifaire. Paradoxalement, la position du gouvernement est plus cohérente car au fond elle pousse à une clarification des rôles et à une réflexion de l’hospitalisation privée sur son modèle économique
[singlepic id=961 w=220 h=140 float=left]Modèle économique de la différenciation
Entreprises privées, les cliniques ont-elle vocation à remplir des missions d’intérêt général ? Ne devraient-elles pas plutôt jouer la carte d’un secteur hospitalier privé, fondé sur des prestations de qualité et de haut de gamme ? N’aurait-il pas été plus logique que l’émir qui a mobilisé 7 chambres d’un hôpital public – suscitant une belle polémique – soit hospitalisé dans un établissement privé ?
Cela ne signifie pas que les hôpitaux publics ne doivent pas jouer la carte de la qualité et de l’excellence mais que les cliniques se trompent de modèle économique en voulant courir après l’hôpital. Ce modèle de la complémentarité était cohérent au temps de l’artisanat chirurgical – celui où le chirurgien était propriétaire de son outil de travail – mais n’est plus adapté au temps de l’industrialisation du bistouri qui impose de passer au modèle économique de la différenciation. Celle-ci implique de sortir du conventionnement et de se positionner sur des marchés de « niche », notamment le « tourisme » médical, non seulement des émirs mais de tous les nouveaux riches de la planête.
Contrairement à une idée reçue, la différenciation existe déjà dans le monde de la santé. Avant de racheter l’activité MCO de la Générale, le groupe Ramsay a repris en 2012 son activité psychiatrique constituée d’établissements psychiatriques, installés le plus souvent dans des petits châteaux et des propriétés de luxe…
Et si, en reprenant les cliniques de MCO de la Générale, Ramsay voulait appliquer à la chirurgie une stratégie de différenciation propre à en faire une activité très rentable ? Ce serait la deuxième révolution industrielle de l’hospitalisation privée.
[singlepic id=966 w=260 h=180 float=left]Les hasards du calendrier ont fait que la Fédération hospitalière privée a élu, à sa présidence, Lamine Gharbi (photo) qui a battu, à plates coutures, le président sortant, Jean Loup Durousset en obtenant 86 % des suffrages. Or, cette élection était en quelque sorte l’affrontement entre l’industriel et le petit commerçant. Le nouvel élu a créé et dirige Cap santé, un petit groupe de 6 cliniques dans le Languedoc-Roussillon. Il affiche volontiers ses convictions libérales et entrepreneuriales. En face, le sortant est également à la tête d’un petit groupe de cliniques, Novalys, mais il considère que l’avenir de l’hospitalisation se situe à l’intérieur du système conventionnel et que les cliniques doivent se développer sur une logique médicale. Le résultat de l’élection a montré dans quel sens la balance penche.
Philippe Rollandin