[singlepic id=803 w=320 h=240 float=left]En préconisant, dans son rapport annuel, le désengagement total de l’Assurance maladie obligatoire du financement de l’optique et le transfert de la gestion de ce risque à l’assurance maladie complémentaire, la Cour des Comptes a relancé le débat sur la place des mutuelles et des assureurs dans le financement de la médecine de ville. En effet, depuis plusieurs années, l’idée que la Sécurité sociale se concentre sur les dépenses hospitalières et laisse aux complémentaires la responsabilité des soins ambulatoires revient régulièrement dans le débat public. En légitimant cette piste pour la lunetterie, les magistrats de la rue Cambon ouvrent une brèche dans laquelle la Mutualité – dont l’objectif stratégique est d’être un assureur santé au premier €uro – ne devrait pas manquer de s’engouffrer. Explications.
Le traditionnel rapport annuel, en septembre, de la Cour des comptes sur la Sécurité sociale est toujours très attendu et redouté par les acteurs sociaux qui se demandent sur lequel ou lesquels d’entre eux les foudres des sages de la rue Cambon vont s’abattre. Comme le Beaujolais nouveau – qui arrive lui en novembre – ce rapport est jugé à l’aune de sa teneur en acidité et à son goût et arrière goût plus ou moins fruité. Le cru de cette année est plutôt gouleyant, limite fade. Personne n’est vraiment condamné à la potence budgétaire. La Cour s’inquiète de la dérive des déficits de la Sécurité sociale auxquels elle est d’autant plus sensible qu’elle joue un rôle clé dans le nouveau Haut conseil des finances publiques et se lance dans son habituelle recherche de dysfonctionnements et d’économies. Son rapport fait dans le classique en préconisant un développement de la chirurgie ambulatoire et de l’hospitalisation à domicile, en préconisant une refonte de la permanence des soins, une baisse des dépenses de biologie et une réforme de la Sécurité sociale des étudiants. Médiatisation aidant, la Cour cède à la tentation du chiffrage mirobolant. A la lire, chacune de ces propositions générerait des milliards et des milliards d’euros d’économies….
Des payeurs aveugles[singlepic id=804 w=260 h=160 float=right]
Un chapitre de ce rapport retient néanmoins l’attention. En effet celui consacré à « la prise en charge par les organismes de protection sociale de l’optique et des audioprothèses » suscite beaucoup de commentaires parce que, par une proposition qui se veut choc, la Cour préconise le désengagement total de l’Assurance-maladie obligatoire de ces secteurs. En réalité, le choc dans cette affaire n’est pas la proposition elle-même, mais ses motivations et ses implications qui pourraient impacter l’ensemble du système de protection santé. La Cour part du banal constat que l’Assurance-maladie obligatoire rembourse très peu la lunetterie (verres et montures). Chiffres et courbes à l’appui, elle démontre que son intervention se limite à quelques pourcents. Le reste à charge est assuré par les mutuelles et les assurances complémentaires pour lesquelles l’optique est ce qu’en marketing on appelle « un produit d’appel », c’est-à-dire une offre destinée à attirer le chaland. Du coup, elles se comportent, dans ce domaine, en bon commerçant mais en mauvais gestionnaire de risque. En effet, elles solvabilisent sans limite un marché peu concurrentiel, ce qui a pour conséquence une explosion des prix et du nombre de points de vente entre lesquels la concurrence joue d’autant moins que les fournisseurs de verres et de montures sont peu nombreux. Le rapport montre que, par rapport aux pays comparables (Allemagne, Angleterre, etc..), les prix des lunettes est, en France, sensiblement plus élevé et le nombre de distributeurs plus important. La Cour conclut avec un humour – dont on ne sait pas s’il est ou non volontaire – « qu’en matière d’optique, les complémentaires agissent en payeurs aveugles ». C’est à partir de cette analyse que les propositions de la Cour sont audacieuses et transgressives.
Transférer la gestion du risque
Rappelant qu’en application de l’accord sur la flexibilité du marché du travail – qui a été transposé dans loi -, la couverture complémentaire va être généralisée, elle estime que dans ces conditions « pourrait se poser, s’agissant de l’optique correctrice, la question d’un réexamen de son articulation avec l’assurance maladie obligatoire englobant une réflexion sur un éventuel retrait de cette dernière de ce champ ». Plus précisément, la Cour préconise de transférer à l’assurance maladie complémentaire la gestion du risque en matière d’optique en « lui donnant accès aux données de l’Assurance-maladie obligatoire », en confiant aux réseaux de soins le contrôle du marché et en modifiant les contrats responsables en les rendant plus sélectifs et plus exigeants, « notamment en fixant des plafonds aux dépenses de prise en charge de l’optique correctrice et des audioprothèses ».
De manière générale, la Cour estime que ces contrats responsables – dont la signature donne droit à des avantages fiscaux et sociaux – ne sont justement pas très responsables au sens où ils n’orientent pas les dépenses de santé. Transférer la gestion du risque de l’Assurance-maladie obligatoire vers l’assurance maladie complémentaire : La Mutualité en rêve, la Cour des comptes le fait. Certes, il n’est ici question que de l’optique. Mais, pourquoi ce qui est vrai pour la lunetterie ne pourrait pas l’être pour d’autres domaines comme par exemple les soins dentaires dont la situation est très comparable. Là aussi, l’Assurance-maladie rembourse très peu les prothèses dentaires et les complémentaires assument le reste à charge mais ne régulent pas le marché… De la même manière, on pourrait étendre ce schéma à de nombreuses activités jusqu’à l’ensemble de ce qu’on appelle le « petit risque », c’est-à-dire la médecine ambulatoire.
L’AMO campe sur son monopole
De fait, en ouvrant la brèche avec l’optique, la Cour des comptes relance le débat récurrent sur le transfert de la prise en charge et de la gestion du risque des soins ambulatoires vers les assurances et les mutuelles complémentaires. C’est l’objectif stratégique de la Mutualité qui n’a de cesse de vouloir être partenaire à part entière des négociations conventionnelles entre l’Union nationale des Caisses d’assurance-maladie (UNCAM) et les syndicats de médecins. Sa participation au financement des dépassements d’honoraires – dans des conditions qui restent à déterminer –, dans le cadre du Contrat d’accès aux soins qui va se mettre en place le 1er octobre, lui permet de mettre un pied dans la porte. Et, si elle reste floue sur les modalités de son engagement, c’est précisément parce qu’elle estime que, ne disposant pas des données de l’Assurance-maladie obligatoire, elle n’a pas les moyens d’être gestionnaire de ce risque et qu’elle ne veut pas être un payeur aveugle…
En face, l’Assurance-maladie obligatoire (AMO) campe sur son monopole de gestionnaire du risque maladie et accepte la Mutualité à la table des négociations à la condition qu’elle se cantonne à son rôle de supplétif de l’armée des Indes, c’est-à-dire au remboursement de ce que l’AMO ne veut pas ou ne peut pas prendre en charge. L’enjeu de ce bras de fer est considérable et politiquement explosif. En annonçant, tout affaire cessante, que l’Assurance-maladie ne se désengagera pas de l’optique, Marisol Touraine a arrêté la polémique avant qu’elle ne s’enflamme mais le débat n’est pas clôt. Il resurgira tôt ou tard. Avec l’optique, la Cour des Comptes voit loin….
Philippe Rollandin