by Jean Jacques Cristofari | 10 novembre 2019 11 h 57 min
Une nouvelle étude de l’université de Rennes, parue dans le British Medical[1] Journal s’interroge sur « l’influence de l’industrie pharmaceutique sur la prescription et la délivrance des médicaments. Elle entend démontrer que la promotion des médicaments est liée à des prescriptions de médicaments « moins rationnelles et plus coûteuses« .
« Les faits sont têtus. Il est plus facile de s’arranger avec les statistiques. » Marc Twain.
Alors que le procès du Mediator et du laboratoire Servier bat son plein, une équipe de médecins et de statisticiens vient de publier une étude rétrospective portant sur « l’association entre les dons des entreprises pharmaceutiques aux médecins généralistes français et leurs schémas de prescription de médicaments en 2016 » .
Dans cet objectif, les auteurs de l’étude se sont adressés à l’Assurance-maladie en août 2017 pour avoir accès aux données du Système national de données de santé (SNDS) en vue d’analyser dans le détail les prescriptions de médicaments de 41 257 médecins généralistes, population qui a été divisée en six groupes en fonction de la quantité (ou du manque) de cadeaux accordés par les laboratoires et signalés dans la base de données Transparence Santé.
» À partir des données de la littérature, nous avons émis l’hypothèse que le groupe des non-dons devrait afficher les schémas de prescription les plus efficaces. Ce groupe a donc été utilisé comme groupe de référence« , soulignent les auteurs de l’étude au terme d’une longue explication sur une méthodologie que seuls les esprits éclairés et (très) bien formés aux subtilités de la statistique seront en mesure de comprendre.
« Donnes moi les montants des dons que te font les laboratoires pharmaceutiques, je te dirai si tes prescriptions sont pertinentes ! »
Sur les 41 257 médecins généralistes inclus dans l’étude, 66,7%) étaient répertoriés dans la base de données Transparence Santé comme ayant reçu des « cadeaux » en 2016, et 87,8% comme ayant reçu des « cadeaux » depuis le lancement de la base de données en 2013. Les généralistes qui n’ont pas bénéficié de dons ont, selon l’étude, reçu le moins de visites de la part des laboratoires et ont un petit nombre de patients. On comprendra aisément qu’un médecin qui a une faible patientèle ne sollicite pas un fort intérêt de la part des firmes pharmaceutiques. A l’inverse, » le groupe ayant reçu des cadeaux d’une valeur de 1000 euros ou plus ont eu le plus grand nombre de visites et le plus grand nombre de patients enregistrés « .
De ce constat l’étude fait ressortir » des différences significatives entre les groupes de médecins généralistes sur ce qui concerne le montant des médicaments prescrits par visite « . Ainsi, le groupe qui n’a pas reçu de dons serait associé à des prescriptions moins coûteuses et plus de prescriptions de médicaments génériques par rapport aux mêmes médicaments non génériques (antibiotiques, antihypertenseurs, statines). Si l’on sait que c’est le pharmacien qui dispense les génériques sur la base des prescriptions rédigées par le généraliste (sauf mention contraire de la part de ce dernier), on peut s’interroger sur cette dernière conclusion. Le même groupe des « sans dons », serait également associé à moins de prescriptions de vasodilatateurs et de benzodiazépine pour des durées longues (plus de 12 semaines) et à moins de prescriptions de sartans comparativement aux inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC), recommandés pour leur efficacité similaire avec un moindre coût.
En conclusion : » Les médecins généralistes français qui ne reçoivent aucun avantage de la part de l’industrie pharmaceutique sont associés en moyenne à de meilleurs indicateurs établis par l’Assurance Maladie quant à l’efficacité de leurs prescriptions, et celles-ci coûtent globalement moins cher, en comparaison avec les praticiens recevant des avantages. » Autrement dit leurs prescriptions seraient plus pertinentes et moins coûteuses que celles des médecins qui reçoivent des « cadeaux » dont on a de la peine à estimer la qualité réelle (stylos, repas, voyages ?) et le montant qui pourraient faire pencher la balance en faveur du produit du laboratoire.
Pas de lien de causalité
« Notre recherche documentaire n’a pas permis de trouver d’indicateur unique ou validé permettant d’évaluer de manière générale la qualité des prescriptions de médicaments des généralistes« , confient les auteurs au terme de leur analyse. Ils ajoutent un peu plus loin : » Il n’est pas possible de conclure que les différents modèles de prescription de médicaments résultent des activités de promotion des sociétés pharmaceutiques« . Et de conclure, avec une prudence certaine : » Ces résultats doivent être interprétés avec prudence, et ils excluent toute conclusion définitive en termes de causalité ».
Pour autant, les auteurs de l’étude enfoncent le clou de la suspicion : « Notre étude montre que les cadeaux aux médecins généralistes sont courants et associés à des prescriptions de médicaments moins rationnelles pour les patients et à une augmentation des dépenses pour l’assurance maladie nationale. Bien que la causalité ne doive pas être assumée, les résultats de notre étude sont conformes à la littérature existante et renforcent l’hypothèse selon laquelle les sociétés pharmaceutiques influencent les habitudes de prescription des généralistes »
Aucun marketeur, de l’industrie pharmaceutique ou d’une autre industrie, ne niera que la promotion d’un produit a bien pour objectif de « pousser à la prescription » ou « à la consommation ». L’industrie du médicament consacre en France, selon IQVIA, 8,4 % (2,656 milliards d’euros en Prix fabricants HT) de son chiffre d’affaires total aux investissements promotionnels (2), dont 3,2 % pour le seul poste de la visite médicale (1,035 milliard d’euros). Ces sommes ont pour objectif d’informer les praticiens libéraux et hospitaliers sur la qualité des médicaments qu’ils prescrivent et aucun autre mode d’information ne s’est substitué à celui déployé par les laboratoires.
Des revues comme Prescrire font contrepoids – et de manière très critique – aux informations dispensées par les laboratoires auprès des médecins. Des associations comme UFC Que-Choisir ? s’en prennent régulièrement aux laboratoires pharmaceutiques en les accusant de toutes sortes de manipulations et dérives mercantiles. Un rapport de l’IGAS « sur la pharmacovigilance et la gouvernance de la chaîne du médicament », remis le 20 juin 2011 au ministre de la Santé a même suggéré le « désarmement commercial » des industries du médicament au bénéfice de la création d’un corps public de visiteurs médicaux (3). C’est dire que les remises en causes des pratiques commerciales des laboratoires sont répétées depuis l’affaire Mediator.
Une méconnaissance des ressorts de la visite médicale
L’étude rennaises s’inscrit sur la même démarche d’une remise en cause frontale de l’industrie du médicament et conclut sur deux points :
1) La promotion des médicaments est liée à des prescriptions de médicaments « moins rationnelles et plus coûteuses« .
2) Les médecins généralistes français peuvent recevoir des cadeaux de sociétés pharmaceutiques (par ex. matériel donné, repas, transport, hébergement.
Elle affirme in fine : » Les médecins généralistes français qui ne reçoivent pas de cadeaux des sociétés pharmaceutiques ont de meilleurs indicateurs d’efficacité des prescriptions de médicaments (tels que définis par l’assurance maladie nationale de la France) et des prescriptions de médicaments moins coûteuses que celles des médecins qui reçoivent des cadeaux. »
Le premier point sur les » meilleurs indicateurs d’efficacité des prescriptions » méritera une analyse plus approfondie que nous laisserons pour notre part aux autorités compétences (Ministère de la Santé, ANSM ou HAS). Le second prêtera à sourire et traduit une méconnaissance du terrain. Car les laboratoires pharmaceutiques concentrent à ce jour leur visite médicale sur des produits innovants, souvent complexes et à prix élevés. Cette visite, très focalisée hier – à l’ère des blockbusters – sur les médecins généralistes, s’est aujourd’hui largement recentrée sur le monde hospitalier, absent de cette étude. Associer les prescriptions de médicaments – et leur pertinence – à des « cadeaux » faits aux médecins nous semble pour le moins d’une grande audace statistique. Les médecins apprécieront le procès d’intention qui leur est fait d’être « sous influence » [des laboratoires], voire de se laisser corrompre par ces derniers par des « cadeaux », petits ou grands, « à l’insu de leur plein gré », comme le suggèrent en filigrane les auteurs de l’étude.
« Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt ! »
Jean-Jacques Cristofari
(1) Cf. le « Guide marketing communication santé 2019 » publié par WeYou ou sur ce site « Promotion du médicament : baisse continue des investissements »
(2) Un des auteurs de l’étude, le Dr Bruno Goupil, affirme que « Les firmes pharmaceutiques dépensent énormément d’argent dans la promotion des médicaments (23 % de leur chiffre d’affaires soit plus que pour la recherche) dont les cadeaux ne sont qu’une partie ». Ses chiffres ne sont apparemment pas les bons !
(3) Cf. « Politique du médicament : l’IGAS veut « recycler » la promotion !«
Source URL: http://pharmanalyses.fr/medecins-labos-liaisons-dangereuses/
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