by Philippe Rollandin | 21 octobre 2014 16 h 03 min
[singlepic id=992 w=300 h=220 float=left]Le projet de loi santé accentue l’étatisation rampante, mais non assumée, du système de santé. L’Etat prend les commandes, à travers les Agences régionales de santé, sur l’ensemble du secteur, y compris sur la médecine de ville. L’Assurance-maladie est dépouillée de ses prérogatives et n’est plus qu’un exécutant, tandis que les complémentaires deviennent un acteur à part entière de la gestion du risque. Mais le paradoxe de ce pilotage unique est qu’il accentue la coupure entre l’hôpital et la ville qui, chacun de leur coté, sont invités à organiser la coordination des soins dans leur territoire respectif. Une coupure qui confine à l’hérésie historique.
Le projet de loi santé, présenté par Marisol Touraine le 15 octobre dernier, est un texte fourre-tout, amalgamant des dispositions de santé publique (le tabac, l’alcool, la toxicomanie), des mesures favorisant l’accès aux soins comme le totémique tiers-payant généralisé et des réformes organisationnelles et structurantes. Eparpillées façon puzzle dans le texte et présentées sous un jour technique, ces réformes structurantes ont tendance à passer inaperçues. Et, pourtant, elles constituent le volet le plus important de ce texte.
Renforcement de l’hospitalo-centrisme
Le cœur de cet ensemble est « le service territorial de santé » dont l’objectif est « l’amélioration et la protection de l’état de santé de la population ainsi que la réduction des inégalités sociales et territoriales de santé. Il structure les soins de proximité et organise les parcours de santé, notamment pour les patients atteints d’une maladie chronique, les personnes en situation de vulnérabilité ou de précarité sociale et les personnes en situation de perte d’autonomie ». Les maîtres d’œuvre de ce service territorial sont les directeurs généraux des Agences régionales de santé (ARS), qui définissent les objectifs de santé dans leur région, après concertation avec toute une série d’instances représentatives dont « un conseil territorial de santé ». Pour la mise en œuvre, ils s’appuient sur deux grands effecteurs que sont les professionnels de santé libéraux et les établissements hospitaliers publics constituant « le service public hospitalier ». En effet, selon un engagement de Marisol Touraine, les hôpitaux sont consacrés comme étant les seuls établissements de santé porteurs des valeurs du service public que sont l’accueil sans discrimination et permanent pour des soins de qualité.
Toutefois, le projet de loi prévoit que les cliniques pourront assurer le service public, mais dans sa totalité et non pour certaines des missions. Fini, le service à la carte, seul le menu tout compris devra être commandé. Les établissements privés devront demander à participer au service public aux agences régionales de santé qui accepteront « au regard de la situation de l’offre hospitalière dans le territoire de santé ». En clair, si l’offre hospitalière publique n’est pas suffisante dans le territoire. En d’autres termes, les cliniques sont appelées à jouer le rôle de supplétifs de l’armée des Indes, sans parler de la condition impérative pour entrer dans le service public hospitalier : les médecins ne devront pas pratiquer des honoraires libres. Une règle qui est à la fois stigmatisante et paradoxale. Stigmatisante parce que la majorité des chirurgiens et des médecins exerçant en clinique sont en secteur II. Et paradoxale parce que, dans les hôpitaux publics, – gardien du temple du service public – il n’est pas demandé aux médecins de renoncer à leur secteur privé. On en arrive à cette situation surréaliste qu’entre le contrat d’accès aux soins et les sanctions pour dépassements excessifs pour les médecins de ville et cette règle pour les cliniques privées, le seul endroit où les dépassements d’honoraires ne sont ni encadrés, ni contrôlés, ni sanctionnés en cas d’abus est… l’hôpital public !
Les limites de la contradiction
L’autre groupe effecteur sur lequel s’appuieront les directeurs généraux des ARS est constitué des professionnels libéraux de santé. Et, sur ce point, le texte est tellement rempli d’ambigüités qu’il en arrive à toucher et à atteindre les limites de la contradiction de notre système de santé. En matière de système social et de santé, il existe deux grands modèles. D’un coté, le « bismarckien » dans lequel les partenaires sociaux s’entendent pour financer et gérer le système. De l’autre, le « bevedridge » dans lequel, c’est l’Etat qui est aux commandes et assure le financement par l’impôt. Deux systèmes aux logiques claires et aux responsabilités établies. La France – pays de l’intelligence et de l’ingéniosité – a inventé un système qui s’inspire des deux logiques et dans lequel le partage des responsabilités est confus et le pouvoir fluctue au gré des circonstances.
Comme il a déjà été démontré ici,[1] à l’origine, la logique de la Sécurité sociale est plutôt bismarckienne. Mais au fil du temps et des crises, l’Etat a repris progressivement la main jusqu’au grand basculement qui se produit en deux temps : d’abord en 1996 avec les Ordonnances Juppé et ensuite en 2004 avec la réforme de l’Assurance-maladie qui transfère la réalité du pouvoir à l’Etat. Les conseils d’administration des organismes de sécurité sociale sont remplacés par des conseils d’orientation qui n’orientent rien du tout et le directeur général de l’UNCAM, nommé en Conseil des ministres, est tout puissant dans son royaume. Mais, celui-ci se limite aux relations conventionnelles avec les professionnels de santé libéraux géré dans le cadre étroit défini par les lois de financement de la Sécurité sociale et l’incontournable ONDAM. De leur coté, les hôpitaux sont pilotés en direct par l’Etat, l’Assurance-maladie n’ayant qu’un rôle de caisse payeuse. Mais les apparences sont sauves : la Sécurité sociale, grande conquête sociale de 1945, est toujours là et le financement des dépenses de santé repose encore majoritairement (65%) sur les cotisations sociales et à 35% seulement sur la CSG.
Une orientation très étatiste[singlepic id=991 w=2600 h=180 float=right]
Cette fiction reposant sur un Yalta non assumé entre l’Etat et l’Assurance-maladie a pour principal défaut de faire cohabiter ou plutôt de faire évoluer en parallèle deux univers. Or, le propre des parallèles est de ne jamais se rencontrer. Tous les maux de notre système – ou plutôt de notre absence de système de santé – viennent de cette coupure qui empêche toute coordination et approche globale des questions de santé. Le système est ingérable parce qu’il n’y a pas de système. Le projet de loi de santé de Marisol Touraine va encore un peu plus contribuer à cette coupure entre ville et hôpital et repousse encore les limites de l’ambigüité du système.
Le texte a une orientation très étatiste et marginalise l’Assurance-maladie au point de la faire presque disparaitre en tant qu’acteur du système, y compris dans son domaine de compétence que sont les relations avec les professions de santé libérales. De manière révélatrice, le chapitre consacré aux « relations entre l’Assurance-maladie et l’Etat » est intitulé : « Renforcer l’alignement stratégique entre l’Etat et l’Assurance-maladie ». Jusqu’à présent, les relations entre les deux étaient fondées « sur la signature d’un contrat déterminant les objectifs pluriannuels de gestion du risque ». Avec la réforme, l’Assurance-maladie devra « appliquer un plan national du risque ». Et pour être tout à fait clair, le texte précise que le plan national de gestion du risque « est décliné dans chaque région sous la forme du plan pluriannuel régional de gestion du risque arrêté par le directeur général de l’agence régionale de santé après concertation avec les caisses locales d’assurance maladie et avec les organismes complémentaires d’assurance maladie ».
L’Assurance-maladie ne négocie plus avec l’Etat. Mais, bon prince, celui-ci lui octroie une concertation et, au passage, elle se retrouve au même plan que les complémentaires santé, ce qui traduit l’importance que celles-ci sont appelées à prendre dans l’avenir en matière de financement des dépenses de santé. Il se confirme ainsi que, dans la logique de la mise en place du panier de soins[2], leur participation à la prise en charge des dépassements des honoraires des médecins dans le cadre du Contrat d’accès aux soins[3] (CAS) n’était rien d’autre qu’un cheval de Troie, leur permettant d’entrer dans le saint des saints de la gestion du risque. Le dépouillement de l’Assurance-maladie obligatoire va encore plus loin. L’outil stratégique des Conventions qui fixent les tarifs, les objectifs de maitrise des dépenses, l’organisation des professions, la régulation démographique et les règles du parcours de soins est, actuellement, entre les mains de l’Assurance-maladie. Le projet prévoit tout simplement son transfert à l’Etat.
Des conventions vidées de leur contenu
Les Conventions nationales, en particulier celles des médecins, seront toujours négociées entre l’Assurance-maladie et les syndicats de médecins mais elles seront vidées de leur contenu à l’exception de l’aspect tarifaire. En effet, le texte indique « Les conventions nationales prévoient, sous la forme d’un ou plusieurs contrats types, les modalités d’adaptation régionale des dispositifs visant à favoriser l’installation des professionnels de santé ». D’autre part, « le directeur général de l’agence régionale de santé arrête l’adaptation régionale des contrats types nationaux, sous la forme de contrats-type régionaux » et, cerise sur le gâteau « chaque professionnel de santé établi dans le ressort de l’agence peut signer un ou plusieurs contrats conformes à ces contrats types régionaux avec le directeur général de l’agence régionale de santé et le directeur de l’organisme d’assurance maladie désigné à cette fin par l’union nationale des caisses de l’assurance maladie ». Cette étatisation pourrait se justifier si elle permettait une approche systémique, une rationalisation de l’offre de soins et une optimisation des ressources grâce à une mise en coordination de tous les acteurs de santé. Or, là, on aboutit à une double segmentation.
La première est interne aux professions libérales. D’un coté, une négociation tarifaire nationale et de l’autre une négociation organisationnelle régionale sans aucun lien entre les deux, comme si l’outil tarifaire ne pouvait pas jouer un rôle d’aiguillon et d’incitation. La négociation conventionnelle nationale, avec tous ses défauts, a néanmoins pour avantage de structurer et de faire évoluer l’organisation du système, de réguler la démographie comme les Conventions infirmières et kinésithérapeutes l’on fait. Avec la réforme Touraine, qui prive l’Assurance-maladie de toute monnaie d’échange, les négociations conventionnelles vont se réduire à des négociations de marchand de tapis… Que les médecins et les autres professionnels libéraux passent sous la coupe de l’Etat n’est pas un problème en soi, à condition que cela corresponde à une recherche de cohérence et d’efficience.
[singlepic id=993 w=260 h=180 float=left]Coupure entre ville et hôpital
La deuxième segmentation est celle entre la ville et l’hôpital. Le texte – qui donne toutes les clés de commandement à l’Etat via les ARS – aboutit au paradoxe de renforcer la Muraille de Chine protégeant l’hôpital de toute intrusion extérieure. Rien n’est dit sur l’organisation des échanges entre la ville et l’hôpital, sur des systèmes d’information partagée, sur la place des libéraux à l’hôpital. Au contraire, chacun organise son petit système coordonné dans son petit coin. D’un coté « le service public hospitalier » organise ses missions et de l’autre, les professionnels libéraux sont en train de construire, entre eux, un système de prise en charge coordonné des soins de 1er recours qui devrait voir l’émergence du travail en équipe libérale. Par ailleurs, les maisons de santé pluridisciplinaires poussent comme des champignons sans planification, ni étude d’impact sur l’offre de soins territoriale.
Cette coupure entre la ville et l’hôpital est paradoxalement soulignée par un article du texte qui prévoit que « le praticien qui adresse un patient à un établissement de santé accompagne sa demande d’une lettre de liaison synthétisant les informations nécessaires à la prise en charge du patient. Le praticien qui a adressé le patient à l’établissement de santé en vue de son hospitalisation et le médecin traitant ont accès, sur leur demande, aux informations sur le traitement. Ces praticiens sont destinataires, à la sortie du patient, d’une lettre de liaison comportant les éléments utiles à la continuité des soins rédigée par le médecin de l’établissement en charge du patient ». Qu’en 2014-2015, une loi soit obligée de rappeler aux médecins de ville et hospitaliers qu’ils doivent échanger des informations sur les patients qu’ils traitent en commun– alors que cela est déjà dans la loi de 2005 sur le parcours de soins et que c’est une obligation déontologique – en dit beaucoup sur les relations entre la ville et l’hôpital. Le texte précise toutefois que cette lettre de liaison pourra être dématérialisée et inscrite dans le DMP… lorsque celui-ci existera.
Un projet de loi voué à l’échec
L’incapacité de choisir une logique et d’imposer une cohérence est illustrée jusqu’à la caricature par le chapitre consacré à la permanence des soins : « la régulation téléphonique de l’activité de permanence des soins ambulatoires est accessible par le numéro d’accès à la régulation de l’aide médicale urgente ou par un numéro national de permanence des soins. Cette régulation téléphonique est également accessible par les numéros des associations de permanence des soins disposant de plates-formes d’appels interconnectées avec le numéro d’accès à la régulation de l’aide médicale urgente, dès lors que ces plates-formes assurent une régulation médicale des appels. Les modalités d’accès à la régulation médicale libérale propres à chaque région sont précisées par le directeur général de l’Agence régionale de santé».
Il y a 30 ans, au début des années 80, les Pouvoirs publics avaient voulu rendre plus efficaces et opérationnelles les urgences médicales en créant un numéro unique d’appel – 15 – permettant une régulation consistant à envoyer les moyens adaptés à la demande. Une idée sans doute trop simple. Trois décennies de querelles de territoires, de part de marchés, de budgets aboutissent à ce texte qui n’instaure pas moins de 4 ou 5 numéros uniques qui, par nature, ne vont rien réguler du tout. Le texte est d’une confusion totale puisqu’il vise à organiser l’accès à la permanence des soins ambulatoires qui pourra passer par le SAMU ou par un autre canal et même plusieurs canaux…Voilà pourquoi on continuera d’envoyer un SMUR suréquipé pour soigner une angine à 2 h du matin… C’est bien la peine de donner toutes les commandes aux directeurs des ARS s’ils ne peuvent pas mettre en place une régulation unique des urgences et de la permanence des soins.
Sur le plan organisationnel et structurant, ce projet qui renforce la confusion et les ambigüités du système est voué à l’échec. Une vraie réforme de la santé consisterait à donner un pilotage clair, des objectifs de santé, un système d’information et anticiper sur les évolutions de la médecine que sont le big data, l’explosion de l’informatique médicale, les thérapies géniques et les traitements personnalisés. En fermant les passerelles entre les acteurs et en revenant au bon vieux hospitalo-centrisme, ce projet de loi a tendance à regarder l’avenir dans un rétroviseur.
Philippe Rollandin
Source URL: https://pharmanalyses.fr/projet-de-loi-de-sante-lavenir-dans-un-retroviseur/
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