by Jean Jacques Cristofari | 17 avril 2014 17 h 56 min
[singlepic id=906 w=280 h=200 float=left]Médecin et pharmacien de formation, capitaine d’industrie, 23ème fortune de France, Jacques Servier est mort ce 16 avril 2014. L’homme était Chevalier, Officier, Commandeur, Grand-officier et Grand-Croix de la Légion d’honneur. On ne pouvait pas être plus honoré par la République et plus détesté des Français depuis la célèbre et triste affaire Mediator qu’il emportera avec lui dans sa tombe.
« Le Mediator[1], ce n’est que trois morts » ! D’une affaire[2] qui va plomber les trois dernières années de sa vie, on retiendra surtout cette phrase, marque d’un mépris certain pour ceux qui ont osé faire entendre leur voix et réclamer justice face au mésusage d’un médicament érigé au rang d’une stratégie marketing que tout a condamné depuis. De l’homme, ses salariés (20 000 au total) se souviendront du capitaine d’industrie qu’était Jacques Servier, éminent stratège qui sut s’entourer des meilleurs compétences et créer les réseaux nécessaires aux développements de son entreprise orléanaise. Du chef d’entreprise, son réseau d’hommes et de femmes d’influence, – politiques, institutionnels, médecins et décideurs divers -, se rappelleront qu’il aimait les convoquer dans le seul lieu où il se sentait parfaitement à l’aise, chez lui, dans son siège social à Neuilly, qu’il avait choisi, par commodité, d’installer à deux pas de son domicile personnel. Ses méthodes de management étaient peu orthodoxes et relevaient d’un paternalisme patronal suranné auquel ses collaborateurs devaient se soumettre à défaut de se démettre. Les 200 parties civiles ne le verront pas à ce procès qu’ils attendent de longue date. Sa dernière bataille, Jacques Servier l’aura mené contre lui-même et contre la maladie qui l’a emporté.
« On est, on a été ou on passera par le laboratoire Servier », disait de ce dernier ses amis ou détracteurs il y a une trentaine d’années, alors qu’il était au faîte de sa gloire. Car cette maison d’origine orléanaise, fondée il y a 60 ans, a longtemps été vue et perçue comme une école de formation de cadres, un modèle de stratégie marketing pour vendre ses produits, une référence française parmi ces PME de la pharma dénommées les « laboratoires français indépendants ». Au point que Jacques Servier a longtemps – jusqu’à l’affaire Mediator – hébergé dans ses murs à Neuilly-sur-Seine, où il reçu souvent Nicolas Sarkozy, le G5 Santé (1), un club des 5 principales LFI dont Servier se retira, après avoir été exclu des rangs du LEEM[3] en janvier 2011. Un an plus tard, en novembre 2012, l’enquête du LEEM sur la « place de la France dans la recherche clinique internationale, réalisée auprès de 30 entreprises du médicament ne comptera plus les laboratoires Servier dans son compte-rendu. Effet collatéral du Mediator ou refus de répondre, l’étude précisera simplement « le laboratoire manquant est spécialisé dans les génériques ».
La marque d’un stratège
Car si le laboratoire historique et princeps se trouve depuis trois ans dans la tourmente d’une affaire[4] qui n’a pas fini de produire ses effets – elle ne sera jugée que l’an prochain, preuve d’une efficacité certaine des avocats du laboratoire dans un contexte marqué par les habituelles lenteurs de la Justice -, sa filiale Biogaran prospère à ses côtés. Le génie des affaires et du marketing qu’est le médecin/pharmacien aura en 1996 créé une entreprise florissante, spécialisée dans les génériques et qui tient la dragée haute en France aux meilleurs génériqueurs indiens, chinois, américains ou israéliens. Piloté par Pascal Brière, dirigé de manière autonome, Biogaran s’affiche comme « un pionnier des médicaments génériques » et « la marque préférée des Français », selon une étude BVA de janvier 2014, cité par le génériqueur. Avec plus de 200 millions de boîtes distribuées par les officines françaises et un chiffre d’affaires estimé à quelque 700 millions d’euros, la filiale de Servier est une vraie réussite, peu connue comme telle du grand public, mais parfaitement utile à un groupe qui aura à l’évidence souffert de l’affaire Mediator. Le « laboratoire français et citoyen » arbore avec fierté ses couleurs sur les chaînes de télévision où il multiple ses campagnes d’information du public et cultive une image positive, alors que sa maison mère est l’objet de toutes les attaques et critiques possibles. « Un traitement qui vous suit est un traitement bien suivi » dit ainsi son dernier spot TV de janvier sur « l’organiseur à médicament [5]». A Neullly, c’est le scandale qui poursuit Jacques Servier. Un an plus tôt, une autre campagne sur « les génériques, ça devrait être automatique », vise à contribuer à rétablir la confiance dans le médicament générique, largement battue en brèche par l’Académie de Médecine[6]. Faut-il voir dans cette stratégie une volonté de s’imposer dans un marché du générique très convoité ou simplement celle de donner à ses propres usines française du travail, alors même que le marché du princeps est en déclin et que le laboratoire peine à poursuivre sa belle croissance des années fastes. Sans doute les deux et il faut y voir ici encore la marque d’un stratège qui ne manque aucune opportunité pour développer ses activités.
Pour le reste, sur le caractère très discret, sinon secret du chef d’entreprise, sur sa capacité à influencer et à manipuler son environnement institutionnel ou politique tout a été dit ou écrit, ou presque, car ses plus fidèles collaborateurs sont restés murés dans le silence ou ont parlé pour défendre l’indéfendable. Une affaire de foi ou de fidélité. L’Association des cadres de l’industrie pharmaceutique (ACIP), créée en 1956, demeure le dernier creuset public d’un homme qui a su se démarquer des autres en créant et en défendant sa propre marque. Lucien Cittanova, Geneviève Fould, tous deux présidents d’Honneur, et Michel Hannoun, son actuel président – ancien député – ont été ou sont des fidèles parmi les fidèles de l’homme comme de son entreprise. Gageons que la prochaine réunion du 24 avril de l’ACIP[7], qui aura pour thème « la DGS, quel engagement pour la santé publique demain ? », ne manquera pas de revenir sur l’œuvre de l’homme. Un homme dont la disparition marquera la fin d’une époque. Après la disparition, en juillet 2013, d’un autre « indépendant [8]», Pierre Fabre, l’industrie pharmaceutique française peut dire qu’elle vient de changer d’époque. La place est désormais totalement libre pour les big pharma.
Jean-Jacques Cristofari
(1) Cercle de réflexion qui rassemble les principales entreprises françaises de la santé et des sciences du vivant, le « G5 Santé » compte à ce jour BioMérieux, Guerbet, Ipsen, LFB, Pierre Fabre, Sanofi, Stallergenes et Théa, soit autant d’entreprises « qui ont choisi la France comme plateforme de développement international et ont fait de l’effort de recherche une priorité. »
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