by Jean Jacques Cristofari | 15 septembre 2015 16 h 39 min
[1]La dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) est la première cause de malvoyance dans les pays industrialisés. Cette maladie touche déjà 1 Français sur 100 entre 50 et 55 ans. Avec les années, sa prévalence grimpe en flèche au point de concerner 1 Français sur 10 chez les 65-75 ans et de 25 à 30 % des plus de 75 ans. Un médicament, l’Avastin, du laboratoire Roche, a bénéficié d’une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) par l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament pour traiter la DMLA. La société suisse Roche a aussitôt opposé un refus à l’utilisation de son médicament en ophtalmologie, a porté l’affaire en Conseil d’Etat. Elle a ensuite a lancé une opération de lobbying intense au niveau européen en s’appuyant notamment sur la Fédération européenne des industries et associations pharmaceutiques (EFPIA).
La DMLA touche la macula, zone centrale de la rétine (tissu neurosensoriel qui tapisse le fond de l’oeil) responsable de la vision des détails, de la perception des couleurs et de la fixation du regard. Ses mécanismes sont complexes et non encore complètement élucidés, mais des molécules à l’origine de l’inflammation et du transport des lipides semblent jouer un rôle important.
Face à la DMLA, il n’existe pas encore de traitement curatif, rappellent les organisateurs des récentes Journées nationales consacrées à la maladie (1). La seule arme dont les ophtalmologistes disposent depuis 2006 est un produit qui, injecté dans l’oeil, stoppe la croissance des néovaisseaux sous la rétine. Il s’agit d’inhibiteurs du VEGF. Le VEGF étant un facteur de croissance qui permet la formation des néovaisseaux, son blocage par des injections répétées d’anti-VEGF, directement dans l’oeil par voie intra vitréenne, permet de stopper la progression de la maladie. Aujourd’hui, la DMLA ne peut être soignée définitivement ; seule sa progression est ralentie. Il est donc doublement important de se faire dépister régulièrement après 55 ans : non seulement parce que son risque augmente largement à partir de cet âge, mais aussi parce que cette maladie ne pourra pas être guérie, seulement soignée. D’où l’importance d’endiguer son développement au plus tôt, avant que des dommages irréversibles ne soient trop importants et invalidants.
Opposition ferme à la RTU
Le 19 mars 2015, l’Agence nationale du médicament (ANSM) a émis un avis favorable[2] de sa commission bénéfice/risque des produits de santé pour une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) de l’Avastin (25 mg/ml) dans l’indication « traitement de la dégénérescence maculaire liée à l’âge néovasculaire. Une RTU entrée en vigueur le 1er septembre et valable pour une durée de trois ans renouvelable, « après évaluation des données actualisées de l’efficacité et de la sécurité présumées de la spécialité concernée », indique l’ANSM dans sa décision notifiée à l’intéressé, c’est à dire le laboratoire Roche, le 24 juin dernier, alors même que se tenaient les Journées nationales consacrées à la maladie. Dès la fin avril 2015, un projet de protocole fixant notamment les modalités de suivi des patients et de recueil des informations relatives à l’efficacité, à la sécurité et aux conditions d’utilisation d’Avastin avait déjà été adressé à Roche dans le cadre de ce projet. Las ! Le 22 juin, le même laboratoire déclare son opposition, dans le cadre de la procédure contradictoire au projet de RTU ainsi que, par voie de communiqué de presse, « à l’utilisation d’Avastin en ophtalmologie dans le cadre d’une Recommandation temporaire d’utilisation ». Pour le groupe bâlois, il existe déjà « plusieurs alternatives thérapeutiques dûment autorisées sont disponibles dans la DMLA. » Aussi conteste-t-il, en dépit de cette décision des autorités sanitaires en faveur des malades atteints de DMLA, un décret pris en application de la loi du 8 août 2014 de financement rectificative de la Sécurité sociale, qui élargit les cas d’utilisation d’un médicament en dehors du champ de son AMM.
Car l’Avastin est à l’origine indiqué pour traiter certains types de cancer par voie intraveineuse. Il n’est, de l’avis du laboratoire « autorisé dans aucun pays au monde pour un usage ophtalmique. » Nous sommes conscients des contraintes budgétaires qui pèsent sur le budget de l’Etat et de la nécessité de trouver des sources d’économie », ajoute encore Roche, pour qui « aucun compromis ne doit être fait sur la qualité de l’offre scientifique et médicale ni sur la protection de l’intérêt du patient, tout particulièrement quand des alternatives thérapeutiques autorisées existent. » Reste que la DMLA bénéficie jusqu’à ce jour d’un médicament autorisé pour son traitement, le Lucentis (ranibizumab), produit par un autre suisse installé à Bâle, le laboratoire Novartis, qui possède 33 % des actions de Roche. Son voisin, Roche, n’a pas demandé d’autorisation de mise sur le marché pour l’Avastin (bevacizumab) dans cette même indication, afin de laisser le champ libre à Lucentis. Mais le prix de ce dernier (800 euros par injection mensuelle) a conduit des praticiens hospitaliers à prescrire l’anticancéreux Avastin, bien moins cher (30 à 50 euros par injection) et présentant de l’avis de ces derniers des propriétés similaires.
Une efficacité bien connue
« Compte tenu de l’utilisation en dehors de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) d’Avastin dans la DMLA en France, nous serions prêts à examiner la mise en place d’un protocole thérapeutique temporaire (PTT), sous réserve que les laboratoires Roche s’engagent à déposer, dans un avenir proche, une demande d’AMM dans cette indication avec une présentation adaptée à cet usage », fait savoir l’Afssaps en mai 2011 à la présidente de la filiale de Roche en France, Sophie Kornowski-Bonnet. Par la suite, le même laboratoire[3] réitèrera « de manière solennelle que l’utilisation d’Avastin n’est pas appropriée dans le traitement de la DMLA ».
Pourtant, une très sérieuse note d’information de l’AP-HP[4] daté de septembre 2011, avance qu’il « existe une très grande expérience à travers le monde de l’utilisation de l’Avastin® par voie intra-vitréenne et son efficacité ainsi que ses effets secondaires éventuels sont bien connus. Actuellement, plusieurs essais thérapeutiques dans plusieurs pays comparent l’efficacité du Lucentis® et celle de l’Avastin®, car l’utilisation de l’Avastin® est devenue une pratique courante », ajoute l’AP-HP.
En juillet 2012, la Direction générale de la Santé, placée sous la gouvernance de Jean-Yves Grall, avait interdit cette pratique « pour préserver les impératifs de sécurité sanitaire », suscitant alors l’émoi de nombreux spécialistes. Deux ans plus tard, en avril 2014, la ministre de la Santé, en s’appuyant sur les avis des praticiens hospitaliers, a exprimé le souhait que le traitement le moins coûteux puisse être utilisé en France. Benoît Vallet, nouveau DGS donne le feu vert et provoque l’ire du laboratoire suisse. En parallèle des négociations sur les prix, menées par le Comité économique des produits de santé (CEPS), ont conduit à des baisses consécutives des prix du Lucentis (10 % en 2012, 11 % en 2013 et 9 % en 2014). Enfin, en avril 2014, en Italie, l’Autorité de la Concurrence, saisie du dossier, infligea une amende de 182 millions d’euros aux deux laboratoires suspectés de pratiques anticoncurrentielles.[5]
Rapidement le dossier tourne à « l’affaire Avastin », tant le blocage opposé par Roche – qui dure depuis des années – surprend les prescripteurs comme les autorités sanitaires. Faut-il y voir une « stratégie de dénigrement de l’Avastin pour protéger et mettre en avant le Lucentis, produit le plus onéreux dans le traitement de la DMLA », comme le suggérait le Point [6]en 2014 ? C’est à dire un « petit arrangement entre labos ? On comprend mal les réticences du laboratoire propriétaire du médicament, pourtant très engagé dans la recherche pharmaceutique et qui affirme, haut et fort, se mobiliser « chaque jour pour découvrir et développer de nouveaux médicaments dans des maladies pour lesquelles il n’existe pas à l’heure actuelle de solution thérapeutique sûre et efficace. » La directrice de la communication et des affaires publiques de Roche, Laurence Peyraut Bertier, enfonce le clou en août dernier en avançant que «Lucentis® et l’Avastin® sont des médicaments totalement différents ». « Nous comprenons les enjeux financiers sur la santé, ils sont vrais en France comme au niveau international. Ce qui guide l’action de Roche, c’est la science. » Une science qui n’est cependant pas autorisée par l’entreprise à avancer sur le terrain de la DMLA.
Violation grave
En juillet dernier, l’affaire prend un nouvel envol. Cette fois, le tir contre l’ANSM et sa RTU est mené par l’EFPIA. « La législation française sape les fondements du cadre réglementaire européen en approuvant l’utilisation hors AMM de médicaments pour des raisons économiques », avance l’organisation européenne des big pharma, rejointe dans sa plainte par la Confédération européenne des entrepreneurs pharmaceutiques (EUCOPE) et l’Association européenne pour les bio-industries (Europabio). « Il y a une tendance croissante préoccupante des gouvernements européens à contourner les mesures de protection de la santé et à prendre des décisions impactant la santé publique sur des fondements purement économiques de court-terme, fait savoir le directeur général de l’EFPIA, Richard Bergström. Cette décision est une violation grave des dispositions réglementaires en vigueur, créées pour préserver en Europe le meilleur niveau de sécurité possible pour les patients.». Ce dernier va encore plus loin en précisant : « Si les autorités publiques encouragent ouvertement le recours croissant à l’utilisation hors AMM de médicaments moins chers, mais qui n’ont pas passé les filtres rigoureux de l’appréciation de leur sécurité et de leur efficacité, les industriels du médicament n’auront aucune incitation à entreprendre le processus long et coûteux d’autorisation de mise sur le marché pour de nouvelles indications.» La menace est on ne peut plus claire ! Elle fait cependant litière du grand nombre de détournements d’AMM auquel se livrent depuis des années les laboratoires pharmaceutiques, des pratiques qui ont été décrites dans un ouvrage de 2013 portant le titre « big pharma » (2) qui reprend par le menu les « flagrantes dérives » du marketing hors AMM auxquelles s’est livré des années durant un grand nombre de laboratoires pharmaceutiques.
Le 15 septembre, le dossier de l’Avastin et de sa RTU s’est retrouvé sur la table au Conseil d’Etat qui devra dire le droit en la matière. Un droit qui ne devra cependant pas oublier celui des malades atteints de DMLA et qui souhaitent pouvoir accéder à un traitement dont l’accès ne soit pas freiné par les seuls intérêts mesquins d’actionnaires en quête de valorisations.
J-J Cristofari
(1) soit l’Institut d’Education Médicale et de Prévention avec la caution de l’association DMLA, en partenariat avec la Fédération France Macula, la Société Française d’Ophtalmologie (SFO), le Syndicat National des Ophtalmologistes de France (SNOF), l’Académie Française de l’Ophtalmologie (AFO), avec le soutien des laboratoires Novartis, Bayeret, Hoya et Théa.
(2) « Big Pharma, une industrie toute puissante qui joue avec notre santé », Les Arènes, 2013. Le livre décrit notamment comment le laboratoire Roche a, jusque dans les années 30, inondé la Chine d’opium par l’intermédiaire des trafiquants de drogue.
Source URL: http://pharmanalyses.fr/affaire-avastin-lansm-propose-big-pharma-dispose/
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